Réguler
la coutume par la coutume
Règles
matrimoniales et divinité marieuse du Grand sanctuaire d'Izumo
Jean-Michel
Butel*
Inalco /
Maison Franco-Japonaise
L’élaboration
d’un droit écrit japonais sur le modèle des pays occidentaux s’est accompagnée,
à la fin des années 1870, d’une vaste enquête — sans doute le premier travail
ethnographique commandé par l’état Japonais moderne — lancée dans le but
de mettre en place les bases d'un droit coutumier[i].
Les droits civils rédigés ultérieurement ne semblent pourtant laisser à la
coutume qu'une place subsidiaire[ii].
Le folkloriste ou l'ethnologue ne sauraient s'étonner de l'échec de
l'entreprise : de quelle coutume, suivie en quel lieu, par quelle frange
de la population et à quelle époque, le législateur voulait-il
s'inspirer ? Les usages tels qu’ils sont vécus pratiquement ont-ils,
du reste, ce caractère normatif que le droit entend accorder à la
coutume ? Dans cet article, nous chercherons à présenter, dans un domaine
où le droit a été plus particulièrement attentif à la coutume, celui de la reconnaissance
de l’union matrimoniale, un exemple des moyens que se donne une société pour
justifier que ses membres puissent contourner les règles coutumières les plus
généralement admises.
L’importance
toute particulière de l’union matrimoniale en fait le lieu par excellence de
l’application d’une coutume coercitive. Au carrefour entre règles fondatrices
de l’organisation sociale et stratégies familiales[iii],
les principes dirigeant le choix du conjoint laissent apparemment bien peu de
place pour que s’exprime le désir individuel des célibataires à marier. Et
pourtant, il est au Japon une forme de culte, proche par certains côtés du
culte des saints dans les cultures christianisées, qui se présente comme une
voie pour réguler le conflit entre la norme sociale qu’exprime la coutume et le
désir individuel, plus spécialement le désir amoureux. Il est des lieux qui
semblent offrir, au delà d’exigences rituelles, “ coutumières ”, parfois
extrêmement strictes et conservatrices, la possibilité de formuler avec une
rare liberté un désir amoureux personnel, et d’initier ainsi un engagement
matrimonial qui n’entre pas forcément dans des stratégies collectives. Ces
lieux de culte, qui fonctionnent comme des espaces prévus pour que soit
possible, dans une certaine mesure, une contestation de la coutume, ne
seraient-ils pas cependant la conséquence et le reflet de la perte de pouvoir
normatif du système coutumier, suite à la coupure d’avec la terre qu’a
impliquée l’urbanisation du pays ? Le culte considéré ici, à travers
l’analyse des pratiques constatées dans l’enceinte du Grand sanctuaire d’Izumo,
possède une histoire écrite assez longue pour que soit examinée cette
affirmation souvent entendue chez les auteurs Japonais. Les textes littéraires
mentionnant le sanctuaire suggèreraient plutôt que s’y est élaboré une sorte de
“ super-coutume ” permettant de réguler les principes conventionnels
présidant à la composition des couples, et ce dès avant l’époque d’Edo
(1603-1867), alors que le Japon ne constituait pas encore une unité politique
bien définie.
Coutumes et
traditions : Précisions sur l’objet
Un
ethnologue français pourrait, en première approximation, définir la
“ coutume ” comme une règle de conduite suivie par un groupe social,
prescrite et ressentie comme obligatoire, validée par la constance et
l’ancienneté de son application. Il se devrait de rappeler, cependant,
“ qu’il entre dans le fait de toute coutume une certaine dose de clandestinité,
relevant, plus ou moins, du tabou : une coutume ne s’avoue pas, si ce
n’est contrainte et forcée ”[iv].
Il lui faudrait reconnaître enfin que la difficulté de distinguer la coutume de
la norme, de l’usage ou de la tradition, par exemple, en fait un concept
finalement peu employé en sciences sociales, sinon sous son sens commun
d’ “ habitude ”.
Les
scientifiques japonais disposent, quant à eux, d’une série de termes dont ils
ont usé avec plus ou moins de bonheur dans l’élaboration de disciplines proches
de l’ethnologie ou de l’histoire. L’équivalent le plus courant du français
“ coutume ” est, depuis le début de l’ère Meiji (1868-1912), le
terme shûkan.
Celui-ci désigne aussi bien une habitude personnelle, pouvant aller jusqu'à la
manie (kuse),
qu'un “ comportement ou un fait que chacun, au sein d'un même pays, région
ou groupe, considère comme allant de soi ”[v].
Pour qu'il y ait shûkan, il faut donc qu'il y ait acte répétitif ou collectif. Kanshû, composé inversé des mêmes
caractères chinois, semble posséder un usage plus restreint, puisqu’il s’agit
d’un terme surtout — mais pas uniquement — usité par les juristes et
les législateurs. L'un et l'autre sont finalement peu employés comme concepts
opératoires par les disciplines constituées autour de l’étude des us et
coutumes japonais.
Fûzoku fut par contre constamment utilisé
depuis les premiers textes écrits au Japon pour désigner ensemble à la fois les
bonnes mœurs (fû)
et les usages populaires (zoku)[vi].
Le mot connut une recrudescence d’emploi à l’époque d’Edo (1603-1867), alors
que les ouvrages décrivant la vie des gens, et, en particulier, certaines
catégories de la société (artisans, marchands, femmes et activités liées aux
quartiers de plaisirs), commençaient à former un genre littéraire. Le fûzoku
shigaku,
“ science historique des mœurs et coutumes [du Japon] ”, se
constituera à la fin du XIXème siècle comme une discipline puisant ses sources
dans les récits de mœurs de l’époque pré-moderne. Si de grands noms des études
folkloriques et historiques ont pu y contribuer[vii],
la discipline, qui se plaît à revendiquer une originalité « typiquement
japonaise »[viii], paraît
pourtant en manque de reconnaissance académique. Le terme même de fûzoku semble s’appliquer le plus
généralement à une description sympathique, mais pas toujours rigoureuse, des
us et des mœurs (et souvent des moins recommandables[ix]).
En toute rigueur, les folkloristes contemporains l’emploient pour distinguer le
folklore urbain, pensé comme historiquement — et donc
culturellement — superficiel, du folklore villageois, présumé former
le “ substrat ” de la culture japonaise.
À
ce dernier a longtemps été réservé le terme de minzoku,
qui sera, après bien des tergiversations, au centre du programme du minzoku-gaku.
Cette recherche bénéficiera d’une audience plus savante et sera élevée au rang
de discipline universitaire, parallèlement à l’ethnologie, à l’anthropologie
culturelle ou physique.
Il faut cependant mentionner un certain glissement : alors que minzoku désigne littéralement le
“ vulgaire ”, ou le “ vernaculaire ” (zoku) d'un peuple (min), et par extension les “ us et
coutumes populaires ”, la science du minzoku (les “ études folkloriques
japonaises ” dans une traduction provisoire) “ est une discipline qui
a pour but, à travers les traditions populaires que recèle la société civilisée
contemporaine et les documents de type folklorique qui s'y rapportent, de
mettre en lumière les évolutions historiques de la culture quotidienne des gens
ordinaires vivant au sein de cette société, d'en étudier les relations
fonctionnelles, et d'appréhender le substrat culturel de l'ethnie à laquelle le
chercheur appartient (...). Sa sphère d'étude s'étend à l'économie, la société,
les croyances, l'art, la culture matérielle ainsi que les techniques, bref à
tous les aspects de la culture ”[x].
Le terme sera utilisé conjointement à celui de minkan denshô, qui traduit l’expression “ traditions populaires ”
employée par le grand folkloriste français Arnold Van Gennep (1873-1957). Voilà
qui révèle l'orientation des recherches : plus que la coutume et son
aspect normatif, ce sont les traditions, ce qui, littéralement, est
“ transmis et reçu ” (denshô), qui forme l’objet des études folkloriques japonaises[xi].
Il
est un domaine où la coutume a été reconnue par les juristes en tant que
telle : celui du mariage et des règles matrimoniales[xii].
Là, la forme coutumière de consécration de l'alliance matrimoniale sut résister
à la normalisation programmée par les rédacteurs du droit japonais et
finit par être acceptée, la relation qui en découle étant tolérée au titre
d’union matrimoniale de fait (naien, littéralement “ lien interne ”, i.e.
mariage non officiel), puis assimilée à un “ quasi-mariage ” (junkon) par les juristes qui avaient reçu
mission de soumettre les us et coutumes au droit civil[xiii].
Or, avec la création de cette catégorie juridique, c'est à une multitude de
formes concrètes d'alliance, et avec elles de règles matrimoniales, que l'on
accordait reconnaissance[xiv].
Il faut ici apporter quelques précisions à l’encontre d’idées très tôt
contestées, mais toujours diffusées : les règles de mariage dans les
villages japonais n'ont sans doute pas été aussi prescriptives que ce que l'on
a pu dire, en généralisant une idéologie survalorisée car issue de la classe
des guerriers. Les anthropologues savent bien d’ailleurs que, même dans des
systèmes très prescriptifs, les mariages qui suivent vraiment la règle ne
forment pas la majorité[xv].
Si la modélisation des formes structurales des systèmes de parenté a pu
justifier l’exagération de l’emprise de la règle, il n'en reste pas moins qu'il
faut évoquer d’autres logiques pour expliquer la plupart des unions
matrimoniales, et rappeler qu'une culture semble toujours se doter, avec la
règle, des moyens de la contourner. À y regarder de plus près, il semble que
les jeunes célibataires pouvaient bénéficier d'une liberté dans le choix du
partenaire, puis du conjoint, qui conteste tous les discours qui voudraient
faire croire à la pratique systématique et coercitive du mariage arrangé entre
deux protagonistes qui ne se seraient, jusqu'au jour de leurs noces, qu'à peine
entrevus (o-miai
kekkon)[xvi].
Cette mise au point reste d'ailleurs valable au sujet des unions dans le Japon
contemporain : sous l'étiquette de “ mariage arrangé ”,
finalement pratique, se cache en réalité toute une série de cas dont il n'est
pas facile, y compris pour les intéressés, de démêler les motivations, du
mariage par amour (ren.ai kekkon), au mariage par obligation morale, quand l'épousée se
révèle enceinte (dekita kekkon)[xvii].
Quant à la cérémonie nuptiale, quand cérémonie il y avait, elle pouvait n'avoir
lieu qu'à la naissance du premier enfant, ou lors de la passation du pouvoir de
la belle-mère à la bru, et ne venait qu'officialiser un état de fait reconnu
depuis longtemps. On sent toute la difficulté qu'il y a à systématiser ces
pratiques pour leur faire une place dans le droit civil.
Quelle
qu’ait été la prégnance réelle de la coutume et la force de coercition des
principes plus ou moins conscients qui la structuraient, le Japon pré-moderne
offrait des voies permettant de l'enfreindre, ou plus précisément d’exprimer et
de justifier un choix qu’elle ne prévoyait pas, au nom d’une autre coutume, à
la fois plus proche de la personne et d’extension plus large que les usages
villageois. La liberté individuelle pouvait user d’un truchement qui lui
offrait à la fois un lieu et une procédure pour s’extraire du cadre normatif
coutumier. Tel était le rôle de certains cultes, à la fois institutionnalisés
et catalyseurs de déviance. Face à l'institution du mariage, aux principes
censés définir l'ensemble des conjoints possibles, face au mode traditionnel de
désignation du conjoint observé dans les communautés villageoises, le culte
rendu aux divinités marieuses — et l'idéologie des liens amoureux qui le
sous-tend — offraient un champ d’action aux stratégies individuelles des
jeunes en âge de se marier.
Face
aux grands mouvements religieux et au cycle rituel agraire, il est au Japon un
type de culte souvent qualifié de superstition (meishin) qui tire partie de l'efficacité
magique (riyaku)
attribuée aux divinités. Telle soignera des maux de dents, telle autre
accordera des enfants, une troisième protègera des dangers du voyage ou
assurera au commerçant prospérité et richesse...[xviii]
Récapituler leurs champs d'action revient à dresser un panorama des craintes et
désirs populaires, tout comme l’autorise sans doute l’énumération des cultes de
saints en pays catholiques. On remarque parmi elles des divinités qui
permettent de trouver un bon conjoint, d'effectuer un bon mariage, d'être
“ bien lié ” : les “ divinités qui nouent des liens ” (en-musubi no kami)[xix].
L’expression relève d’une théorie des rapports humains très présente dans le
savoir partagé des Japonais. Le terme en, apparu au Japon avec l’introduction du bouddhisme,
correspond à la traduction chinoise (yuan) du sanskrit pratyaya, “ cause extrinsèque ou
auxiliaire ” de l’existence d’une chose ou d’un phénomène. Lien
“ karmique ” rattachant tout être à l’ensemble des autres phénomènes,
selon le principe de la “ production en dépendance ” (pratityasamutpada), expression d’une relation de
causalité et, finalement, moteur du destin (n’arrive que ce qui était lié), le
lien n’est jamais aussi fort — et aussi dangereux pour qui cherche à se
détacher de ce monde de désir — que quand il unit un homme et une femme.
Prenant la relation sexuée pour archétype, le en en arriva à désigner dans son sens
le plus courant le lien amoureux et la relation d’alliance, le mariage, comme
dans l’expression juridique naien évoquée ci dessus[xx].
L'élaboration
de ces cultes qui ont pour particularité de prendre en compte le désir
individuel ne saurait s'expliquer par une perte des valeurs communautaires
(suite à une urbanisation forcenée par exemple), comme on l’entend trop souvent
soutenir par les chercheurs japonais ou les spécialistes du religieux. Les
divinités lieuses sont au cœur de la structure rituelle villageoise, à la
source des principes de reproduction du village[xxi] :
divinités aux frontières de différents mondes, ancêtres du village, source de
fécondité des champs comme du ventre des femmes, leur récit étiologique raconte
la naissance du village dont elles sont censées assurer la perpétuation. Quoi
de plus normal, quand le mariage est ce qui permet la survie de la communauté,
que ce soit vers elles que se tournent les jeunes célibataires désirant trouver
un — bon — conjoint ?
On
peut penser que chaque village possède au moins une divinité marieuse. Certains
cultes ont même atteint une ampleur nationale : tel le Jishu-jinja à
Kyôto, qui s'enorgueillit d’une affluence annuelle excédant les trois millions
de pèlerins [xxii], ou le
Nonomiya-jinja, l'un des trois premiers lieux de culte au Japon au palmarès de
la vente d'amulettes[xxiii].
Mais la divinité marieuse la plus connue dans le Japon contemporain réside sans
nul doute au Grand sanctuaire d'Izumo (Izumo taisha), situé à l’extrémité
méridionale de l'île de Honshû, dans le département de Shimane, face aux côtes
coréennes[xxiv].
La divinité lieuse du
Grand sanctuaire d'Izumo — données
de terrain
Sur
cent dix personnes à qui nous avons posé la question : “ Connaissez vous
un lieu ou une divinité qui permette d'obtenir de bons liens, un bon conjoint
? ”, plus de 90% ont évoqué de manière spontanée le Grand sanctuaire
d'Izumo, plus de 60% l'indiquant même en première position[xxv].
L'assimilation de ce lieu à cette efficace est telle que l'expression
“ divinité d'Izumo ” (Izumo no kami) est interchangeable avec celle de
divinité lieuse et peut même désigner l'entremetteur (nakôdo), la personne qui a fait se
rencontrer les conjoints lors de l’entrevue ayant menée à un mariage arrangé ou
à l’occasion d'une rencontre plus fortuite[xxvi].
Le lien est noué en vue d’un mariage durable : “ ne pas être sur les
tablettes [que tient le dieu] d'Izumo ” (Izumo no chôgai) condamne à n'avoir qu'une liaison
passagère (kari no chigiri)[xxvii].
Le
sanctuaire lui même, situé très loin des grands centres de population, est mal
desservi. Il voit pourtant, bon an mal an, la visite d'un grand nombre de
touristes-pèlerins, près de 2 millions selon un grand prêtre du lieu ( chiffre
controversé au sein même de l'administration du sanctuaire)[xxviii].
La plus grande affluence s’observe à l'occasion de l'une des soixante-douze
fêtes exceptionnelles que célèbre le sanctuaire[xxix],
mais il serait erroné de croire que l’enceinte est vide les jours ordinaires.
Si toutes sortes de paramètres entrent en jeu pour régler le débit des pèlerins
—période de l'année, conditions météorologiques, jour de la semaine, vacances
scolaires, heure de la journée, intérêt de l'exposition temporaire, rituels
calendaires, etc. —, on constate, comme dans tous les sanctuaires d’une
certaine importance, un flux continu des premières heures du matin à la tombée
de la nuit[xxx].
Les
fêtes exceptionnelles attirent un public plus nombreux et surtout plus fervent.
Il faut cependant nuancer cette affirmation : en 1997, lors de la
“ Cérémonie de l'arrivée des divinités ” (kami ari sai), l'une des plus grandes cérémonies
annuelles pour le sanctuaire, à peine plus de la moitié des visiteurs
affirmaient savoir qu'il s'agissait d'un jour particulier. 81% des interrogés
disaient effectuer leur première visite au Grand sanctuaire, alors que
seulement 15 % assuraient se présenter devant la divinité tous les ans à cette
date, ce qui est pourtant la coutume dans le cadre du shintô. Cette petite
minorité de visiteurs réguliers appartenait soit à la catégorie des paroissiens
(ujiko) soit à
celle des membres de l’organisation religieuse qui soutient le sanctuaire (le
Taisha-kyô). Contrairement à la majorité des sanctuaires qui vivent de leur
inscription locale au sein d’une communauté rituelle (village, quartier ou
confrérie), le Taisha est donc surtout visité par des gens ne possédant avec
lui que des liens relativement lâches, de l’ordre de l’intérêt ou du culte
individuel plutôt que de la célébration collective. Un autre chiffre confirme
son assise nationale : seuls 8% des pèlerins venaient de Shimane même,
l'immense majorité étant originaire des autres départements du Japon, d'Aomori
à Kagoshima. Enfin 40% des interrogés avouaient s'être déplacés afin de visiter
le sanctuaire, soit sans forcément nourrir de sentiments religieux particuliers[xxxi].
Le
Grand sanctuaire d'Izumo apparaît ainsi comme une sorte de complexe religieux
présentant tous les éléments permettant de constituer un culte important :
figure emblématique d’un terroir, lieu possédant une histoire longue et des
spécificités susceptibles d'attirer les touristes, sanctuaire chargé de
l'exécution de rituels nationaux en rapport avec la cour impériale, dieu
rassemblant sous sa protection de très nombreux paroissiens encadrés dans une
organisation efficace[xxxii],
divinité notoirement connue pour son pouvoir. Les faits religieux qu'on y
constate sont en réalité bien plus divers que ce que la connaissance commune
qui concerne la divinité ne le laissait supposer. Comment juger alors de la
réalité du culte à une divinité marieuse ?
Lettres écrites à la
divinité — Analyse des plaquettes votives
À
défaut d'interviews systématiques à la sortie du sanctuaire, et faute de
renseignements précis issus de l'administration qui le gère[xxxiii],
l'examen des plaquettes votives (ema) laissées par les pèlerins devant la divinité permet
de se faire une idée de la motivation exacte de leur visite[xxxiv].
Ces plaquettes, achetées pour une somme modique au magasin du sanctuaire, se
présentent sous la forme de planchettes pentagonales de bois. Leurs dimensions
(15x10 cm) réfrènent les épanchements ; on y trouve cependant des
renseignements fort instructifs. Le pèlerin qui le désire est en effet prié d'y
indiquer, à l'aide d'un feutre noir laissé à sa disposition, sa requête à la
divinité, suivie de son nom (il devient ainsi possible de savoir s'il s'agit
d'un homme ou d'une femme), son âge (souvent non mentionné en réalité) et son
adresse. Si certains des messages sont ainsi extrêmement succincts, d'autres
laissent entrevoir, à travers des mots de tous les jours, des désirs souvent
poignants d'humanité.
Une
fois sa lettre à la divinité rédigée dans la plus grande intimité, le pèlerin
va l'accrocher au vu et au su de tous, à l'un des clous des grands panneaux
prévus à cette occasion, à gauche du portique de bronze dans le cas du Grand
sanctuaire (Cf. plan 1). La procédure est donc
simple, ne demande aucun rituel complexe et se passe de l’intervention d’un
religieux, ce qui permet de limiter les faux frais et le stress de rapports
humains demandant un haut degré de formalisation. Le nombre de plaquettes
déposées dans un temple ou un sanctuaire est en général un bon indice de la
vitalité du culte et de son caractère populaire. Les desservants du Grand
sanctuaire disent devoir décrocher “ plusieurs fois par an ” (de
trois à quatre fois) les plaquettes destinées à la divinité d'Izumo pour faire
de la place aux nouvelles. Nous avons dénombré plus de 5.500 plaquettes en
juillet 1999, soit au moins 16.500 par an, chiffre qui n'est pas si
considérable par rapport aux nombres de visites (environ 1% ?), mais
constitue déjà un corpus appréciable.
Une
première catégorie d'ema, que l’on peut estimer à environ 30% du total, correspond aux
“ vœux divers ” : guérison, réussite à un examen, vie heureuse,
prospérité économique. En voici un exemple :
Ema 1 :
* Que je guérisse
complètement,
que je puisse mener une
vie paisible en bonne santé.
* Sécurité dans le foyer
* Que je puisse prendre
un bon départ dans ma préparation de l'examen d'entrée du barreau, et réussisse
à court terme.
* Que j'ai la chance de
devenir riche.
Tôkyô,
une femme.
Les
70% restants, soit l’essentiel du corpus, sont des “ demandes de bons
liens ” (ryôen kigan) dont voici une formulation classique :
Ema 2 :
Que je rencontre
quelqu'un de bien et que je sois heureuse avec lui. S'il vous plaît.
Ville
de Hiroshima, une femme.
Le
message peut être plus recherché et dévoiler l'idéal amoureux de son
rédacteur :
Ema 3 :
Demande de bons liens
Que je rencontre
quelqu'un d'idéal pour moi,
que nos pensées et notre
amour soient réciproques (sôshi sôai)
que nous vivions
heureux,
je vous le demande
humblement.
Bourg
de Kagawa, département de Kagawa, une femme.
C'est
bien sur ce bonheur (shiawase) d'un amour réciproque qu'insistent nombre de plaquettes. Certaines se
placent cependant sur un plan tout différent du sentiment, et rappellent que
même pour des contemporains largement ignorants des interprétations populaires
traditionnelles de la théologie bouddhique, le lien amoureux est affaire de
destinée :
Ema 4 :
Que je rencontre vite la
personne qui m'est destinée
et que je me marie vite.
Et que tous les hommes
soient heureux et en bonne santé.
Département
de Tottori, ville de moyenne importance.
Jeune
fille de 27 ans qui ajoute :
“ capricorne,
groupe sanguin B ”[xxxv].
Ema 5 :
Que je rencontre la
personne avec laquelle j'ai un vrai lien [karmique], et que je puisse faire un
mariage heureux dans un avenir proche.
Yokohama,
une femme.
Pour
être mystérieux, le lien n’en est pas moins une réalité matérielle. L’imagerie
populaire le voit comme un fil rouge qui relie les amoureux par le petit doigt.
L’essentiel de la pratique magique consiste alors à nouer ou renouer ce lien
avec un partenaire convoité. Le sanctuaire reprend d’ailleurs ce thème en
proposant comme amulette une poupée de papier contenant des fils de coton
rouges.
Ema 6 :
Que le plus rapidement
possible je rencontre le partenaire avec lequel je suis liée par un fil rouge.
Et que notre amour soit
pur.
Dieu, je vous demande de
bien me guider.
Préfecture
du département de Mie, une femme.
Certaines demandes se font
urgentes :
Ema 7 :
Un bon lien, vite.
S'il vous plaît.
Ville
de Matsue, 2 hommes.
Ema 8 :
Demande d'obtention de
bons liens
Dieu, je vous demande de
bénéficier de bons liens, de faire un heureux mariage.
(Si possible avant 30
ans)
Que je sois en bonne
santé s'il vous plaît.
Ôsaka,
jeune femme.
Le
rédacteur laisse parfois percer sa lassitude après tant de demandes inexaucées.
Ema 9 :
Que vraiment cette année
je puisse me mettre avec quelqu'un que j'aime.
Je veux être heureuse.
Une
femme
La
série de cas présentée ici confirme ce que nous disions de la notoriété
nationale du sanctuaire : du nord au sud du Japon, de grandes métropoles
(Tôkyô, Ôsaka, Hiroshima..) comme de petits villages (Kagawa en Shikoku...),
des pèlerins ont pris la peine de venir jusqu'au bourg d'Izumo présenter leur
demande et dévoiler leur désarroi face à l’absence d’un partenaire qui leur
convienne. La plupart sont des femmes : 60% des cas à Izumo, contre 20%
d'hommes, les 20% restants étant écrits à plusieurs, nous y reviendrons. On les
imagine célibataires, sans proposition de mariage qui les séduise, se demandant
si, enfin, “ un jour, leur prince viendra ”. La force avec laquelle
ces sentiments sont exprimés contraste avec l’imprécision relative du vœu. Le
Grand sanctuaire est ici un recours dans une situation de manque.
D'autres
plaquettes révèlent, avec force détails, des situations plus pressantes et des
usages plus circonstantiels. L'heure est à la décision, le partenaire est
choisi, mais reste irrésolu. C'est le cas de l'amour unilatéral (kata-omoi), configuration redoutée que la
magie populaire combat avec toute une panoplie de moyens. Cet aspect est
toutefois peu développé à Izumo, qui cède la place sur ce point à des cultes
mobilisant une procédure magique plus développée.
Ema 10 :
Demande de bons liens
Que je sois lié avec
Yurika Maeda, de la ville de Sakai. Que je reçoive rapidement une réponse
positive de la part de Yurika Maeda [à ma proposition amoureuse] et que nous
continuions à sortir ensemble en nous entendant bien.
Que je sois lié [i.e.
marié] à Yurika Maeda
Ôsaka,
un homme.
Les
plaquettes peuvent être aussi rédigées par un tiers. On constate en effet qu’un
nombre non négligeable d’ema émane de mères de célibataires, une réalité confirmée par les
desservants. Il n'est pas rare qu'une femme d'un certain âge (quasiment jamais
un homme) vienne demander une prière spéciale pour l'un de ses enfants
“ laissé-pour-compte ”, ou plutôt : “ loin du lien ” (en
dôi).
Ema 11 :
Que mes enfants aient de
bons liens, particulièrement mon fils aîné !!
Département
d'Ibaragi, ville de Tsukuba.
L'enfant
— le plus souvent effectivement un fils, c'est-à-dire celui dont dépend la
perpétuation de la maison — est parfois traîné, penaud, jusque devant le
prêtre pour une cérémonie de demande de bon lien à la divinité. Un cas extrême
m'a été rapporté par la victime elle même : vendeuse dans un grand magasin
de Tôkyô, vivant en concubinage avec un musicien contre le gré de ses parents,
celle-ci s'est vue convoquée un beau jour de sa trente-cinquième année à
Okayama, sa ville natale, à plus de quatre heures de train de la capitale. À
peine arrivée, on la place dans une voiture qui roule jusqu'au Grand
sanctuaire, à plus de 300 kilomètres de là, où une cérémonie avait été
commandée à son insu. Les parents, inquiets de ce que leur enfant reste
célibataire, pensaient pouvoir, grâce à l’intercession de la divinité,
infléchir un destin de plus en plus fréquent [xxxvi]— et sans doute aussi la volonté de
leur fille. On peut remarquer ici un double usage de la divinité. Force magique
qu’une adoration adéquate peut activer dans sa sphère d’excellence
(l’établissement de liens matrimoniaux dans le cas d’Izumo), elle offre aussi
un lieu — son sanctuaire — où une volonté peut se transmettre et être
reconnue de manière “ officielle ”, où un conflit longtemps larvé (la
volonté de rétablir un état normal pour une jeune femme — soit le
mariage — contre la décision de celle-ci) peut être exprimé de manière
forte. Agissant de la sorte, et d’une façon qui apparaît désespérée puisqu’il
s’agit pour les parents de s’en remettre à la divinité, c’est-à-dire d’avouer
leur incapacité de jouer leur rôle de parents jusqu’au bout en trouvant un
conjoint pour leur fille, ceux-ci obligeaient la jeune femme à reconnaître leur
désir et la profondeur de leur inquiétude. Il n’est pas sûr pourtant que cette
stratégie, que les jeunes japonais diraient conservatrice, ou vieillotte (furukusai), porte systématiquement des fruits
dans le Japon contemporain : la jeune vendeuse est toujours avec son
pianiste. Ce genre de pratiques n’en constitue pas moins un moyen de pression
possible, validé socialement.
Cette
anecdote permet d’autre-part de mieux cerner ce qu’est l’efficace de la
divinité dans une conception traditionnelle. Celle-ci n’est pas à proprement
parler pensée dans le cadre d’une logique magique à Izumo. La divinité
n’intervient pas parce qu’un rite plus ou moins complexe la contraindrait à
exaucer un désir personnel ; C’est à l’inverse en vertu du lien qu’elle a
fixé de toute éternité que deux êtres éprouvent le désir de s’unir, que ceci
soit conforme ou non aux attentes sociales. De fait, le rite shintô révèle une
logique beaucoup plus complexe que ce que l’usage populaire des ema pouvait faire croire. Quand le
prêtre présente la demande des parents à la divinité, c’est dans une prière à
la forme fixe (un norito) qui laisse bien peu de place à des éléments personnels, si ce n’est le
nom des intéressés. L’essentiel du texte psalmodié consiste en une demande de
purification (kiyome) de la personne, que l’usage du monde “ souille ” et risque
de faire dépérir[xxxvii]. Dans
l’anecdote évoquée ci-dessus, les parents ont agi en considérant que la
divinité était une autorité capable de remettre leur fille dans le droit chemin
en rénovant le bon lien qu’elle possède forcément mais ne met pas à profit dans
sa situation actuelle. L’écart de l’individu d’avec son destin tracé par la
divinité est reformulé sur le mode de la souillure, et la restitution du lien
sur celui de la purification, c’est-à-dire du retour à l’état originel. Ainsi,
toute personne est conçue comme liée dès l’origine à son futur conjoint.
L’union est une fatalité dont la visite à Izumo permet de réaffirmer l’inéluctabilité.
La divinité peut, de la sorte, jouer un rôle de justification particulièrement
utile en cas d’opposition avec la règle coutumière.
Une
dernière catégorie de plaquettes votives est celle des ema écrites à plusieurs, membres d’une
famille déjà constituée demandant à la divinité de les garder unis, ou, plus
fréquemment, couple désirant confirmer l’établissement d’un lien[xxxviii].
Ici encore, le sanctuaire offre un espace permettant à la relation d’être
affirmée et reconnue, légitimée.
Ema 12 :
Priez (sic) pour que nous soyons heureux
ensemble.
Ville
de Nishinomiya, un garçon.
Que nous soyons toujours
en bonne entente et heureux ensemble.
Ville
d'Ikoma, une fille portant un autre nom de famille.
Les rédacteurs, qui
jusqu'alors “ sortaient ensemble ” (tsukiatteiru), s'affirment être
des “ amoureux ” (koibito) désirant établir un lien “ pour
toujours ” (itsumademo), en une sorte de cérémonie intime qui
soutient une lecture quasi-juridique. L’ema formalise une
promesse en publiant un ban limité à l’espace du sanctuaire. Cette fonction de
garant d’un pacte[xxxix] a son pendant
ordinaire dans le cadre villageois traditionnel avec la pratique
d’officialisation d’un couple par sa présentation à la divinité tutélaire du
village[xl]. Transposé à Izumo,
toutefois, le geste, s’il reproduit la forme de la coutume traditionnelle, en
subvertit le sens et place la relation “ hors-norme ”, tout en
l’officialisant.
Le passage de la simple
relation à un engagement plus formel n'est pas toujours clair, y compris pour
les protagonistes eux-mêmes, et constitue une étape extrêmement délicate vers
le mariage. Un geste symbolique est requis : demande en règle, appelée
“ confession ” (kokuhaku), cadeau d'une bague un jour désigné aux
amoureux comme idoine (la veille de Noël en particulier), etc. Le dépôt d'une
plaquette votive joue ce même rôle, la médiation de l'écrit permettant d'avouer
plus facilement ses sentiments. L’ema “ fait foi ” et produit un
lien dont la force réside dans la trace écrite avalisée par la divinité. Nous
sommes en présence de ce que notre code civil appellerait une
“ déclaration de volonté ”, source d’un engagement contractuel qui
prend effet du fait qu’il est formulé devant la divinité lieuse. Les jeunes ne
s’y trompent pas, qui peuvent refuser à un partenaire trop pressé de rédiger
une plaquette en commun. Pourtant l’ema fait encore partie du jeu amoureux à
deux et ne représente un engagement que dans la mesure où ses rédacteurs ont de
la répugnance à se dédire.
***
La
fonction de la divinité lieuse ressort des vœux formulés par le public qu’elle
draine : célibataire en quête d'un partenaire qu'aucune règle, aucune
coutume de mariage, ne semblent désigner de manière satisfaisante ;
soupirant voulant s'assurer de la compréhension de l'objet aimé ou essayant de
forcer un refus ; amoureux désirant officialiser sa relation ou forcer
l'autre à reconnaître l'établissement d'une relation amoureuse ; parents
tentant de débloquer une situation (célibat, concubinage) contraire aux bonnes
mœurs : autant de situations ambiguës, que les normes coutumières ne
peuvent aider à résoudre, autant de cas qui nécessitent aux yeux de ceux qui
viennent trouver le dieu un règlement spécifique. On pourrait dire alors que le
culte est vu comme un moyen de régulation lorsqu'il y a dysfonctionnement de la
coutume, insuffisance normative ou au contraire excès insupportable entraînant,
chez celui qui devrait s’y soumettre, un refus catégorique.
Il semble ainsi possible
d’interpréter le culte des divinités lieuses possédant une reconnaissance
nationale — dont Izumo est un exemple — comme un dispositif de régulation
des coutumes locales par une pratique d’extension nationale, une sorte de “ super-coutume ”
qui offre aux désirs, stratégies et intérêts personnels, lorsqu’ils ne sont pas
en règle avec les normes coutumières, un truchement dont la notoriété fait la
force.
L’accent
mis sur la liberté de choix, la libre expression des sentiments, pourrait
sembler une préoccupation récente greffée sur un culte ancien, une dénaturation
contemporaine de la tradition populaire. L’histoire du sanctuaire d’Izumo
permet de recenser les éléments religieux, culturels et institutionnels qui ont
porté le sanctuaire à jouer ce rôle particulier et témoigne finalement de la
relative ancienneté de la fonction de lieuse de la divinité.
Si
le sanctuaire d'Izumo est mentionné dès les premiers textes écrits de la
tradition japonaise[xli],
et tout au long de l'antiquité et du moyen-âge comme l'un des plus importants
sanctuaires établis sur le sol japonais, c’est en tant que lieu de culte de la
divinité tutélaire d’un “ pays ” (kuni), d’un pays qui résista
particulièrement à la dynastie japonaise, et donc d’une divinité dont le
courroux était tout spécialement redoutable. Avec la reddition des insoumis, le
sanctuaire fut intégré à la sphère rituelle de la cour, et c’est de par les
devoirs qu’il avait envers elle qu’il sera mentionné dans les textes[xlii].
À ce stade, la nature de la divinité ne fait pas l’objet de gloses plus spécifiques.
Les nombreuses mentions qui nous restent permettent de penser que le sanctuaire
était un lieu déjà largement connu, dont le gigantisme architectural frappait
les esprits.
Il
faut attendre l’époque de Muromachi (1392-1573) pour constater un changement
substantiel. Tout en gardant sa dimension de dieu tutélaire, la divinité
d’Izumo va se voir attribuer de nouvelles fonctions. On la trouvera citée en
tant que divinité apportant le bonheur au début de l'année (fukujin), fonction assez universelle pour
permettre à sa renommée de s’étendre[xliii].
Une homophonie providentielle rend par ailleurs possible d’associer la divinité
principale, Ô-kuni nushi no mikoto à l’une des divinités du bonheur les plus en
vogue, Mahâkâla, à la faveur du syncrétisme shintô-bouddhique qui avait cours
alors[xliv].
La
mention la plus ancienne de sa vertu de divinité marieuse est toutefois plus
tardive. il s’agirait de la réplique d’un texte de nô intitulé tout simplement
“ Le Grand sanctuaire ” (Taisha), qui remonterait au plus tôt à l’ère Tenbun
(1532-1555). L’explication de son efficace y apparaît sous la forme achevée
qu’elle a gardée jusqu’à aujourd’hui, ce qui laisse envisager une élaboration
bien antérieure.
“ Les
nombreuses divinités des 66 pays du Japon viennent au sanctuaire en ce mois [le
dixième du calendrier traditionnel]. Ce afin de se concerter avec courtoisie
sur leur rôle de garants de la sécurité en ce bas-monde, et de décider des
liens matrimoniaux entre hommes et femmes [danjô fûfu no en o mo o-sadame
nasaru]. C’est
ainsi que ces pays appellent [ce mois] “le mois sans dieux”, alors que ce pays
[d’Izumo], chez qui les dieux se rassemblent, le nomme “le mois avec les
dieux”. [xlv]”
Chaque année, au commencement de
l’hiver, les divinités tutélaires du Japon quittent les communautés qu'elles protègent
habituellement pour se réunir au pays d'Izumo, où elles effectuent un
itinéraire dont le centre est devenu le Grand sanctuaire. Des bâtiments
réservés à leur accueil flanquent d'ailleurs le saint des saints à droite et à
gauche[xlvi].
Lors de ce rassemblement (Kami tsudoi), des dieux venus de tous les horizons se concertent
et décident des liens à nouer entre leurs paroissiens (ujiko). Ainsi s’explique que des
personnes dont les origines sont géographiquement ou socialement très éloignées
puissent se trouver unies, en dépit de toutes les règles coutumières et autres
principes endogamiques. Le texte est important pour ce qu'il dévoile de
l'inadéquation entre coutume matrimoniale et réalité et ce qu'il rapporte de
l'explication donnée pour penser le paradoxe. Sa datation reste cependant
problématique et oblige à garder une certaine retenue quant à sa portée
historique.
Le
texte suivant (1686) de l’écrivain bien connu Ihara Saikaku (1642-1693)
constitue la première source incontestable. Répondant à une femme venue lui
demander, après un jeûne de sept jours, que son bien-aimé injustement accusé
ait la vie sauve, la divinité lumineuse de Muro renvoie avec humeur au
sanctuaire d’Izumo :
“ Écoute bien ce que je vais te dire : en général, quand ils vont
mal, les gens de ce monde adressent aux dieux des vœux si déraisonnables que
nous n'y pouvons rien. Ils prient pour obtenir vite le bonheur, l'amour secret
d'une femme mariée, nous demandent de tuer quelqu'un qu'ils détestent, veulent
que la pluie fasse place au beau temps, ou réclament que le nez qu'ils ont
depuis la naissance soit plus grand (...). Parmi les pèlerins, seule une
personne avait une foi sincère. (...) Après s'être inclinée, elle se redressa
et se retira, sans exprimer aucun désir sinon celui d'être en bonne santé et de
pouvoir faire une nouvelle visite au temple. Elle revint cependant
immédiatement sur ses pas et ajouta : "Veuillez, à moi aussi, accorder
un bon mari." Je lui répondis : "Adresse toi au Grand sanctuaire
d’Izumo pour ça ! Moi, je n’y peux rien" [xlvii]”.
Un
texte plus tardif (1692) du même auteur confirme la notoriété de la divinité
marieuse du Grand sanctuaire d’Izumo au XVIIème siècle, en la comptant dans la
liste de divinités célèbres pour leur efficacité magique :
“ en
ce monde des désirs, des cent vingt chapelles, ce sont celles d’Ebisu et de
Daikoku qui reçoivent le plus de monnaie. “Le Dieu de Taga protège la vie,
Sumiyoshi est l’esprit des bateaux, Izumo est le faiseur de mariages (nakôdo
no kami), le dieu
des miroirs rend jolies les filles, le Roi de la Montagne emploie vingt et un
satellites, messire Inari est le dieu qui veille à ce que de votre fortune l’on
ne voit la queue.” Ainsi les ‘moineaux du temple” font-ils l’article à qui mieux
mieux, et comme tous ceux-là sont des dieux qui ont une réputation flatteuse,
c’est à eux que vont les offrandes, alors que devant les chapelles des autres
règne un silence pesant ”. [xlviii]
Le
sanctuaire est par la suite mentionné dans des ouvrages très divers[xlix],
qui témoignent de l’ancrage de la divinité marieuse d’Izumo dans le paysage
religieux populaire de l’époque dans la culture citadine aussi bien que dans la
structure même des rites agraires[l].
C’est auprès d’elle en effet que se retire la divinité tutélaire des villages
après les moissons, c’est elle qui les regénère avant l’année nouvelle. Sa
fonction d'entremetteuse, à l'origine des mariages et donc du renouvellement
des générations, peut trouver un nouvel éclaircissement sous ce jour[li].
Sous
couvert de plaisanterie, Saikaku nous renseigne sur un important phénomène dont
il fut le contemporain, celui de la spécialisation des divinités. Sur un marché
du religieux où la concurrence est sévère, et dans le contexte de l’intégration
des divers pays à une entité politique plus vaste, chaque divinité doit prendre
une fonction qui la distingue[lii].
Izumo a choisi d’être divinité du lien. Quelles que soient les continuités avec
le culte qui avait eu lieu jusqu’alors, il faut convenir qu’il s’agit bien
d’une création sous la contrainte d’une pratique nouvelle. On sait que lorsque
le sanctuaire qui jusqu'alors vivait de ses propriétés terriennes vit ses
possessions sévèrement réduites par Toyotomi Hideyoshi[liii]
il fût obligé lui qui avait toujours été assez “ élitiste ” de lancer
un grand mouvement de prosélytisme pour attirer pèlerins — et leurs
oboles — jusqu'à Izumo. Or le tout début du mouvement missionnaire
remonterait à l'ère Tenbun (1532-1555), dont datent précisément les plus
anciens textes attestant de l'efficace de la divinité d'Izumo.
Les
chercheurs japonais ont beaucoup insisté sur le rôle des missionnaires (appelés
oshi à Izumo)
qui sillonnaient les routes pour faire connaître la merveilleuse efficace de la
divinité qu’ils servaient[liv].
Le clergé d’Izumo a certainement su très tôt se doter d’une organisation
importante ayant des ramifications sur une grande partie du territoire, et
d’une infrastructure autorisant des pèlerinages massifs[lv].
En ce sens, le sanctuaire a participé, comme nombre d’institutions religieuses
de quelque importance, à l’unification des croyances au Japon et plus encore, à
l’élaboration d’une conscience du territoire japonais qu’il serait anachronique
de dire nationale, mais qui dépasse en tout cas un cadre régional restreint,
celui du village, du pays ou du fief.
Pourtant,
le succès du Grand sanctuaire ne pourrait s’expliquer uniquement par
l’efficacité de son organisation. Il faut encore évoquer une certaine
connivence entre le culte et les attentes des couches de populations aussi
différentes que les jouisseurs des quartiers réservés des grandes villes
marchandes et les paysans du fin fond de la province d'Echigo. La force
d’attraction du culte résulte de l’heureuse combinaison de deux qualités bien
différentes. D’une part, ce lieu de pèlerinage éloigné présentait des
caractéristiques qu’on dirait aujourd’hui “ touristiques ” ;
comme tel, il constituait une destination attrayante pour des pèlerins dont on
sait qu’ils étaient attirés par l’aspect “ ludique ”, distrayant d’un
lieu religieux. D’autre part, l’efficace de la divinité s’ancre dans les
coutumes de fertilité les plus fondamentales du village, celles qui sont
associées au départ des divinités des rizières au début de l’hiver et à leur
retour au printemps. Les prêtres d’Izumo ont su réordonner la tradition autour
de leur Grand sanctuaire, en modifiant la destination des divinités
locales : celles-ci ne rentrent plus dans les montagnes, vers
l’autre monde, elles se rassemblent à Izumo, auprès de la divinité lieuse. La
forme du culte reprend une pratique villageoise. Les couples peuvent, comme les
jeunes villageois rendant visite à la divinité tutélaire, venir vénérer la
divinité pour faire valider leur union. L’extension de la pratique villageoise
à une coutume à l’échelle de tout le pays, fut parallèle à la prise de
conscience de l’appartenance à un territoire très vaste marqué de lieux
possédant une efficace particulière[lvi].
Elle est allée de pair avec une l’affirmation de l’ouverture des possibilités
de liens, d’une multiplication des conjoints possibles : non plus
seulement le village, ou les personnes dont la divinité arriverait à apprendre
l’existence, mais le pays dans son entier. L’établisement de la pratique de la
visite au Grand sanctuaire, et plus généralement à un lieu pouvant procurer de
bons liens, pourrait avoir été le moyen coutumier dont s’est doté un système
idéologiquement endogamique pour gérer la diversité des pratiques
matrimoniales. Le culte apparaît ainsi comme le moyen de réguler la coutume
locale par la création d’une nouvelle coutume d’extension plus vaste. Coutume
paradoxale toutefois, puisque tout en constituant une sorte de synthèse et de
conservatoire de coutumes villageoises dont elle a adopté l’esprit et la forme,
elle reste en même temps disposée contre certains aspects excessivement
contraignants des règles coutumières.
* Nous tenons à
remercier Jérôme Bourgon, coordinateur de ce numéro, pour ses relectures
attentives et son aide patiente lors de la structuration de cet article.
[i] L’aventure est
connue grâce à deux ouvrages, Shihôshô, 1877 et 1880.
[ii] Bourgon, 1999 : 1084 et 1106. Alors que l'article 2 de la
loi “ Horei ” du 21 juin 1898 indique que les “ coutumes non
contraires à l'ordre public et aux bonnes mœurs ont la même validité que la
loi, pourvu qu'elles soient admises dans les lois ou qu'elles concernent des
matières non réglementées par les lois ”, l'article 92 du code civil fixe
que “ les dispositions impératives de la loi l'emportent sur la coutume,
alors que ses dispositions supplétives peuvent être remplacées par le droit
coutumier suivant le désir des intéressés ”, Wang, 1978 : 187. La
jurisprudence, relative notamment aux pratiques commerciales, accordera
toutefois un rôle plus large à la coutume.
[iii] Cf. en particulier
Bourdieu, “ Les usages sociaux de la parenté ”, in 1980 :
271-331.
[iv] Sicard (1995).
[v] Nihon kokugo daijiten,
article Shûkan.
[vi] La combinaison
des deux caractères chinois apparaît au moins six fois dans le Nihonshoki (720). Sur
l’étymologie chinoise du terme, Cf. Bourgon, 1999 : 1093.
[vii] On songe à Sakurai Tokutarô, Wakamori Tarô ou Tamamuro Fumio.
[viii] Nihon fûzoku-shi jiten, article Fûzoku shigaku. Voir aussi Fûzoku
shigaku-shi.
[ix] Fûzoku, contraction
tacite de sei-fûzoku, “ mœurs sexuelles ”, est aussi utilisé
en effet pour parler du monde de la prostitution et de ses usages.
[x] Seki Keigo, Ishihara Ayako, 1971 : 143.
[xi] Le texte fondateur de cette orientation est le Minkan
denshô-ron de Yanagita Kunio (1934),
ouvrage qui constituera une sorte de manuel pour les générations ultérieures.
[xii] Par
“ mariage ” nous entendons toute union entre un homme et une femme
officialisée par notoriété au sein d’une communauté donnée, et non le seul
mariage enregistré par l’état civil.
[xiii] Voir l’article d’Eric Seizelet dans ce numéro.
[xiv] Les études japonaises concernant l'institution du mariage
au Japon, ses variantes et son histoire, sont légions : on notera, parmi
les plus classiques, celle — toujours originale avec ce que cela implique
de problématique — de Nakayama Tarô (1995), les écrits des folkloristes
Yanagita Kunio (1963) et Ômachi Tokuzô (1973), le travail réputé plus
“ sociologique ” d'Aruga Kizaemon (1948), l'analyse historique et la
tentative de typologie de l’historienne “ féministe ” Takamure Itsue
(1963).
[xv] P. Kundstadter et als, “ Demography and Preferential
Marriage Patterns ”, American Journal of Physical Anthropology, 1963, cité par Claude Lévi-Strauss, 1967: XVII et
suivantes. Pour une critique méthodologique du structuralisme appliqué à ce
domaine, Bourdieu, 1980 : 271 sq.
[xvi] Il
faut bien sûr nuancer le propos : le modèle serait plus vrai à l'ouest
qu'à l'est, dans les villages de pêcheurs que dans les plaines, le choix
s'effectuerait en fait en accord avec l'ensemble du groupe des jeunes d'une
même classe d'âge...
[xvii] Sur l'usage très large du terme o-miai pour parler de types de mariages très différents, Joy Hendry, 1981 :
114-154. Les entretiens que nous avons menés auprès de jeunes filles salariées
en âge de se marier (2000-2001) montrent une inversion récente des valeurs
telles quelles se révèlent des principes de justification utilisés : en
ces temps où l’idéal amoureux occidental submerge les représentations, nombre
de mariages dits tout d’abord “ par amour ” se révèlent en fait être
des mariages arrangés, avec ceci qu’ils impliquent moins directement les
familles qu’autrefois, sont plus “ casual ” (kajuaru), pour reprendre la terminologie indigène.
[xviii] Sur ce thème important pour la compréhension des croyances
populaires, Nihon bukkyô kenkyû-kai, 1991.
[xix] Un comptage effectué à partir de différents guides
contemporains de tourisme religieux laisse penser que les cultes aux divinités
lieuses ne représentent que 5% des cultes rendus à des divinités pour leur
efficacité en ce monde (genze riyaku).
Ils n'en sont pas moins importants de par le nombre de pèlerins qu'ils drainent
et la place dans l’univers religieux japonais de certains des sanctuaires
accueillant ces divinités, comme on le verra ci-dessous.
[xx] Sur l’histoire
de cette évolution, Kyburz, 1991 : 97-99.
[xxi] Butel, 1999, où
l’on trouvera une présentation rapide de ce que
recouvre l'expression en-musubi p.7-9.
[xxii] Nakayama, (1984 : 14), Le chiffre est invérifiable
quoique plausible : le Jishu-jinja bénéficie d'une excellente localisation
puisqu'il est situé dans l'enceinte du Kiyomizu-dera, l'un des bâtiments les
plus célèbres de Kyôto, classé patrimoine mondial de l'UNESCO et attirant à ce
titre touristes et classes d'étude venus de toutes les régions du Japon. On
peut considérer en tout cas qu'il s'agit de l'un des sanctuaires les plus
visités du pays.
[xxiii] Il est vrai que le Nonomiya, situé quasi-symétriquement au
Jishu-jinja en un autre lieu très visité de l'ancienne capitale impériale,
possède une très longue tradition romantique. N'est-il pas déjà cité comme
temple des rencontres dans Le dit du Genji (X-XIe s.) ? Murasaki Shikibu, livre intitulé Sakaki, en particulier p. 227 du tome I de la traduction
française.
[xxiv] Signalons en langues occidentales les deux textes que lui
dédie Lafcadio Hearn (1981), l'étude ancienne de W.L. Schwartz (1913), ainsi
que la traduction en français d'un ouvrage du célèbre anthropologue japonais
Obayashi Taryô (1985).
[xxv] Échantillon
élaboré entre 1996 et 2000 de 110 personnes, hommes et femmes, de 20 à 70 ans,
d’origines professionnelles et sociales variées, résidant pour environ 60%
d’entre elles à Tôkyô et pour 40% “ en province ”, à Honshû, Shikoku
ou Kyûshû.
[xxvi] Nihon kokugo daijiten,
entrée Izumo no kami, sens 3. Si
l’expression n’est pas courante, elle semble en tout cas compréhensible par la
majorité des locuteurs japonais. Nos contemporains auraient toutefois plutôt
tendance à user du terme de “ Cupidon ”, kyupido, pour désigner la personne grâce à laquelle des époux se
sont rencontrés.
[xxvii] C’est en tout
cas en ce sens que l’emploie Jippensha Ikkû (1802)
1958 : 323.
[xxviii] À titre de
comparaison, la population du département de Shimane, touché de plein fouet par
l’exode rural, dépasse difficilement les 700.000 personnes.
[xxix] Senge Takamune, 1968 : 23. Il y aurait entre 400.000
et 500.000 visiteurs pendant les trois jours du nouvel-an ; Ishizuka,
1986 : 22.
[xxx] Un comptage effectué le samedi 24 juillet 1999 permet
d’évaluer l’affluence quotidienne hors cérémonie particulière à plus de 2.000
personnes.
[xxxi] Shimane-ken kodai bunka sentâ, 1999 : 49-50.
[xxxii] Le Grand sanctuaire a donné naissance à deux
“ sectes ”, Taisha-kyô et Izumo-kyô, moins importante. Le Taisha-kyô
est d'ailleurs l'une des plus anciennes “ nouvelles religions ”
officiellement admises (sa fondation remonte à 1882), et constitue l’une des
branches principales auxquelles se rattachent un très grand nombre de petits
groupes religieux plus ou moins déviants. Son fondateur, le desservant
principal du Grand sanctuaire
Senge Takatomi, aurait participé à la création des lois régulant les
groupes religieux à Meiji, après s'être attiré les bonnes grâces du nouveau
gouvernement en finançant son action avec sa cassette personnelle ; Senge
Takamune (1968 : 253-261).
[xxxiii] Les desservants, même de bonne foi, sont en général très
peu au courant des aspirations des visiteurs ou des fidèles.
[xxxiv] Sur l'utilisation des ema, Ian Reader (1991 : 175-182), à qui nous empruntons
l'expression “ Lettres à la divinité ”. Sur les ema eux-mêmes, Frederick Starr (1920). Sur un cas particulier
d’ema à l’époque d’Edo, et leur rôle
d’instrument de communication et de publicité, Horiuchi (1998).
[xxxv] Il existe toute une gamme de méthodes permettant de
déterminer l'adéquation avec tel ou tel partenaire et la probabilité de mariage
en fonction de l'horoscope occidental ou du groupe sanguin par exemple. D'où la
précision ici.
[xxxvi] L’âge moyen au
premier mariage ne cesse de reculer (30 ans pour les hommes et 27,7 ans pour
les femmes en 1998), le nombre de mariages contractés s’étant lui-même
stabilisé depuis les années 1980 après une baisse constante qui a marqué les
esprits (plus d’un million de mariage en 1970 pour 780.000 aujourd’hui). Ces
chiffres masquent cependant le très fort taux de célibat dans les campagnes,
véritable sujet de préoccupation pour les collectivités locales.
[xxxvii] Sur le cycle
pureté-souillure-régénération, si souvent invoqué par les ethnologues pour
expliquer la logique des rites japonais, on pourra se reporter à Miyata, 1997, p. 61-82.
[xxxviii] On en trouve finalement que peu d'exemples à Izumo, comparé
à certains sanctuaires plus à la mode chez les jeunes, comme le Yasui
Kompira-gu à Kyôto, par ailleurs connu pour son petit musée de l'ema. Il faut dire qu'il s'agit au Kompira d'une forme moins
canonique d'ema, souvent décoré de
petits cœurs roses et agrémenté des photos des amoureux.
[xxxix] Fonction
attestée par ailleurs pour la communauté villageoise qui faisait du sanctuaire
ou du temple local le lieu d’échange des serments préparant un soulèvement par
exemple, ou l’entité juridique confirmant l’autorité des règlements coutumiers
relatifs à l’utilisation des biens communaux ou de l’eau pour
l’irrigation ; Katsumata, 1995 : 374-379.
[xl] Hirayama,
1992 : 219 par exemple. On se rappelle par ailleurs qu’à la divinité
tutélaire sont attribuées des fonctions de divinité lieuse.
[xli] Rapidement et de manière non exhaustive : Kojiki (712) ; Nihonshoki (720) ; Fûdoki
(Izumo no kuni fûdoki, 733) ; Engishiki (927)...
[xlii] Cf. Hagenauer
(1929) par exemple.
[xliii] Voir la pièce de kyôgen intitulée Fuku no kami (Kyôgen-ki,
1996 : 340-342). Le commentateur du texte ancien propose (Kyôgen-shû, 1972 : 390, n.3), contre l’interprétation d’Ishizuka
(1986 : 84) dont nous nous inspirons ici, de considérer que le sanctuaire
d’Izumo cité dans la pièce (ainsi que dans le kyôgen nommé Setsubun, Cf. Kyôgenki,
1996 : 463-465), est en fait un lieu de culte situé sur le chemin d’Izumo à Kyôto (voir ci-dessous note 45), et non le
sanctuaire sis au pays d’Izumo. Si ceci semble en effet mieux convenir au
contexte de la pièce, c'est pourtant bien Izumo no taisha, le Grand
sanctuaire d'Izumo, qui est mentionné, et non simplement “ le
sanctuaire ”. Faut-il y voir une correction ancienne du texte sous
l'influence de la renommée du Taisha, l'évocation de sa divinité rehaussant la
nature faste de la pièce ?
[xliv] L’époque connaît en effet une mode pour ces divinités du
bonheur, comme l’a analysé Kita (1992, plus particulièrement p. 206-220 pour
cette association). Les trois premières syllabes du nom d’Ôkuni nushi no mikoto
(“ le dieu maître du grand pays ”), s’écrivent avec deux caractères
chinois qui, s’ils se prononcent Ô-kuni
quand ils sont lus à la japonaise, peuvent se lire dai-koku en lecture sino-japonaise. Or Dai-koku est justement la lecture sino-japonaise des deux
caractères (différents des premiers puisqu’ils signifient “ le grand
noir ”) choisis pour traduire Mahâkâla. Notons que ce genre d’association,
qui profite du jeu entre une langue japonaise pauvre en phonèmes et l’écriture
d’origine chinoise qui sert à la transcrire, est extrêmement fréquente.
[xlv] Pour ce texte, Cf. par exemple Haga Yaichi, 1914, t.1 : 339-343. Ishizuka (1986 :
84-85) discute des problèmes de datation de ce passage. On sait qu’une divinité
lieuse dite “ divinité ancestrale des chemins [sise] sur la route
d’Izumo ” Izumo-ro dôsojin connut
un grand succès à Kyôto (l’anecdote est rapportée par le Honchô seiki, 2e jour du 9e mois de la 1ère année de l’ère Tenkei, soit
938), mais il semble difficile d’y voir un signe de l’existence d’un rapport
entre divinité du Grand sanctuaire et fonction de noueuse de liens à cette
époque. Pour plus de précisions sur ce culte célèbre, Nakamura (1988 et 1991).
[xlvi] Voir les bâtiments notés
A house of worshipping from afar to myriads of gods and deities sur
le plan 1.
[xlvii] Kôshoku gonin onna
(1686), quatrième histoire du premier volume, 1971 : 324. La traduction de
Bonmarchand (1959 : 30-31) est certainement plus élégante que la nôtre,
qui se veut plus proche du texte original.
[xlviii] Nous reprenons ici la traduction de René Sieffert (1990 :
210). L’original se trouve au chapitre Ise ebi wa haru no momiji (“ Langouste d’Ise rouge feuillage de
printemps ”) du Seken muna zan.yô
(“ Comptes et décomptes ”) ; Ihara Saikaku, 1948 : 49.
[xlix] Citons rapidement : le vade-mecum du savoir commun à
Edo rédigé par Izawa Nagahide, Kôeki zokusetsu-ben, 1715 ; Tsubo-uchi Masae, Kamiji no kotobure, 1732 ; l’ouvrage satirique à succès Tôkaidô-chû
hiza kuri-ge, 1802 ; le carnet
ethnographique Echigo Nagaoka-ryô fûzoku toijô kotae, 1817 ; la pièce de Kabuki Kosode Soga Azami iro
nui, 1859.
[l] Ishizuka, 1986 : 96 ; Butel, 1999 : 30, 56
et suivantes.
[li] Sur le voyage des divinités et leur rassemblement à Izumo,
Ishizuka (1995), Shimane-ken kodai bunka sentâ (1999 : 46-75), et plus
généralement Ôshima Tatehiko (1989).
[lii] Shin.no (1991 :
147-174) pour qui ce fait est une caractéristique de la religiosité de l’époque
Muromachi.
[liii] Hideyoshi (1537-1598), alors chancelier (kampaku), prétexta en effet le financement de l'effort de guerre
contre la Corée, et les inévitables représailles contre les institutions
mettant un certain temps à coopérer, pour réduire à son profit les possessions
des grandes institutions religieuses qui gênaient son entreprise d’unification
du pays, opération dite de réduction des domaines religieux de l'ère Bunroku (bunroku
no sharyô bosshû), en 1591.
[liv] Ishizuka,
1986 : 69-122.
[lv] Selon un
système à l’efficacité déjà avérée par quelques grands lieux religieux (Kumano
en particulier), les missionnaires établissaient des contacts personnels avec
les élites locales dont ils devenaient les guides de pèlerinage et qu’ils se
chargeaient par la suite d’accueillir dans leurs résidence-auberges installées
aux pieds du Grand sanctuaire.
[lvi] Et plus généralement associés à certaines pratiques,
certains savoirs, certains sentiments, selon la logique du “ lieu
célèbre ” (meisho), dont
Jacqueline Pigeot (1982) a discuté les mécanismes pour une période antérieure.