Jean-Michel Butel

Centre d'Études Japonaises - Inalco

jmbutel@inalco.fr

 

Le japonologue occidental est-il original ?

 

Considérations sur la question et le cadre d’un travail concernant le Japon à partir de l’étude des lieux de cultes pour amoureux

 

                  Épais dictionnaires renseignant sur les mœurs et les coutumes japonaises, grandes compilations rassemblant sur plus d'une dizaine de volumes tout le savoir ethnologique accumulé depuis le début du siècle mais réorganisé selon une problématique au goût du jour[1], revues régulières relevant de grands musées, d'universités ou d'organismes régionaux, réseaux de groupes d'étude allant de la société savante locale à la puissante organisation nationale[2] : œuvres et institutions témoignent de ce que les Japonais s'examinent avec au moins autant de circonspection que nous nous scrutons nous-mêmes. Or, si l'intérêt soucieux que le Japon porte à sa propre culture nourrit parfois des genres peu recommandables[3], il sait aussi stimuler de fructueuses recherches, qui n'ont rien à envier aux travaux de l'ethnologie de la France par exemple. Il supporte en outre la pratique de disciplines qui peuvent rester distinctes alors qu'elles ont dû, tout au moins officiellement, fusionner chez nous : la recherche sur la culture japonaise dans son rapport aux traditions relève au Japon aussi bien des études folkloriques que de l'ethnologie à proprement parler[4]. L'avidité du public pour un discours qui lui enseigne les clefs de ses traditions – par ailleurs largement ignorées – permet une large diffusion du savoir académique ; la compétition que se livrent quelques grandes maisons d'édition conduit à des merveilles éditoriales[5] ; le réseau des bibliothèques offre à l'étudiant, ou au dilettante, et souvent en libre accès, une série sans cesse en expansion d'ouvrages solides dirigeant les premières découvertes[6]. La pratique de l'écriture scientifique, qui ne craint pas la redondance, autorise une large diffusion des idées-force[7]. Soutenu par les riches travaux de ses prédécesseurs, entraîné depuis son entrée à l'université à la difficile lecture des manuscrits anciens (komonjo), encadré au sein d’équipes se réunissant régulièrement (et bénéficiant, quand leur existence est officielle, de moyens techniques et financiers importants), le chercheur japonais peut s'atteler à des problèmes très spécifiques requérant un haut niveau de technicité. Loin de se résumer à un exercice d’ascèse personnelle, son effort trouvera un public, il pourra être jugé et apprécié par un certain nombre de pairs, questionné par des médias relayant les interrogations des néophytes. Précision des données de terrain, connaissance d’un vaste contexte, profondeur historique, utilité publique, telles pourraient être les qualités principales des écrits japonais sur le Japon[8].

                  Dès lors, quel est l'intérêt d'un travail non japonais sur le Japon ? Quel est l'apport de Ruth Benedict ou John Embree à la connaissance que nous avons de sa culture ? L'ethnologie non japonaise du Japon ne se réduirait-elle pas à la seule introduction, dans une langue compréhensible par un Occidental, du B.A. BA de l'ethnologie japonaise ? Introduction que l'on pourrait d'ailleurs craindre simpliste, dépassée et largement erronée, étant donnée la vitalité des études indigènes et l’impossibilité pour l'Occidental rentré au foyer de se tenir au courant des dernières progressions de la recherche au Japon.

                  « Les études étrangères nous sont précieuses car elles nous montrent un aspect du Japon que nous n'avions pas forcément noté jusqu'alors. Elles sont très stimulantes dans leur approche. Il est absolument nécessaire que nos étudiants en lisent ». Telle est en général la réponse que font nos interlocuteurs japonais à notre interrogation inquiète. Politesse nippone ? Le fait est que la lecture en anglais des travaux occidentaux sur le Japon est un exercice classique de l'entraînement que subit un étudiant de troisième cycle. Il y est souvent aidé par l'existence d'une traduction en japonais, la japonologie « étrangère » étant régulièrement visitée par d'éminents spécialistes[9]. Certaines pratiques déviantes peuvent cependant faire douter : nous avons constaté parfois que le texte choisi était la version anglaise d'un texte écrit par un Japonais. L'exercice ne serait-il donc que linguistique, et l'intérêt pour le texte factice ? Une conversation surprise entre un puissant éditeur japonais et un historien français confirmerait dans ce doute. Caressant le projet de créer une revue, Kan, qui serait au Japon l'équivalent des Annales, l'autoritaire directeur des éditions Fujiwara multipliait les contacts avec les chercheurs français de cette école[10]. Expliquant à l’historien Alain Corbin le genre de textes qu'il désirait traduire du français en regard de contributions de spécialistes japonais, et réagissant à la proposition que lui faisait le « patron » des études folkloriques japonaises, Miyata Noboru, il n'hésita pas un instant : « Ah non ! Surtout pas des japonologues ! ». Comprenez : leurs travaux ne disent rien que nous ne connaissions déjà, et leurs systèmes théoriques ne sont pas attrayants le moins du monde.

                  Ignorants de leur terrain et dépassés dans leur discipline ? Que nos aînés nous pardonnent ! L'opinion n'est-elle pas partagée par un certain nombre d'administrateurs et de scientifiques, qui cherchent à privilégier l’étude de thèmes « transversaux » aux dépens de travaux « limités » à une aire culturelle ?

                  Où donc pourrait bien résider l'originalité du travail des japonologues occidentaux ? Et plus généralement : quelle est donc la validité d'une ethnologie appliquée à des sociétés qui produisent, sans nous, un discours de type scientifique sur elles-mêmes ? Peu de japonologues, par ailleurs, ont impressionné les théories ethnologiques. Peu de sinologues, si l’on excepte l’incontournable Granet. Un peu plus d'indianistes il est vrai. On ne saurait en tout cas que trop conseiller à qui voudrait révolutionner l'ethnologie de préférer l'Amazonie, l'Afrique ou la Mélanésie. L'ethnologie des sociétés à écriture non occidentales serait-elle condamnée à une double indifférence : celle de ses indigènes et celle de sa propre discipline[11] ?

                  Ce numéro d'Atelier propose sans doute quelques éléments de réponse. Nous aimerions pour notre part dégager deux caractéristiques qui pourraient distinguer notre travail de celui des ethnologues japonais.

                  La première se rapporte au choix du thème, à la question que nous posons à la culture japonaise. Il nous faudra ici présenter brièvement notre travail, en demandant au lecteur de nous autoriser à ne pas en dévoiler tous les résultats[12]. Nous aimerions parler d’amour, et nous rapporterons comment ceci peut paraître sans objet au Japon.

                  La seconde caractéristique a à voir avec le corpus, la délimitation du cadre d’étude. Nous nous y attarderons plus longuement, malgré l’aridité apparente du sujet, car ce pan de la réflexion permet également de présenter plus concrètement le rapport de la japonologie exotique à la japonologie indigène, et la réelle dette que contracte tout japonisant à l’endroit de cette dernière.

                  Question de travail et cadre d’étude distingueraient donc l’ethnologue des savants locaux. Ceci n’a en soi rien d’une révélation et paraîtra sans doute dans nombre d’articles de ce numéro. Cette contribution aimerait pouvoir donner un aperçu de ce que cette « originalité » – singulière et excentrique – implique pour un travail de terrain. Une dernière partie évoquera donc la question du statut de l’enquête quand celle-ci s’effectue dans une société qui s’étudie beaucoup elle-même.

 

 

* * *

 

La question, comme un cheveu sur la soupe

 

                  Arrivant au Japon, notre programme était le suivant : essayer de cerner ce que l'on dit de l'amour dans une société non chrétienne. La question peut paraître iconoclaste à l'université française peut-être, pour une recherche qui se veut relever de l’ethnologie. Elle semble plus curieuse encore dans un contexte académique japonais. On trouverait bien, outre quelques définitions stimulantes dans les dictionnaires, deux pages sur l’amour rédigées par un grand psychiatre, les considérations intelligentes d’un penseur à la mode, une série de savantes recherches sur la conception du corps au Moyen-âge, les explications d’un spécialiste des néologismes modernes ou un ensemble d’essais inégaux considérant l’amour dans la littérature (Moyen-âge ou période contemporaine)[13]. Quelques écrits féministes encore, inévitablement, à tendance sociologique ou historienne, mais bien peu de choses en ethnologie, une fois repérées la classique étude des chants d’amour villageois par le père des études folkloriques, et la réponse – plus complète – de son concurrent, poète[14]. Seuls émergent les écrits tendancieux de deux folkloristes trop particuliers pour être représentatifs (Nakayama, 1995 ; Akamatsu, 1994). L’amour n’est pas un thème pour l’ethnologie japonaise, notre question n’a jamais soulevé un réel intérêt. Plus exactement, la question n’intéresse pas car elle n’a pas d’objet : Nihon ni wa ai ga nai « Il n’y a pas d’amour au Japon » est une phrase que nous avons souvent entendue de la bouche d’anthropologues japonais. Cette assertion est d’ailleurs reprise par l’étymologiste sus-cité qui montre comment le concept d’amour a été introduit au début de l’ère Meiji (1867-1912), quand le Japon cherchait à s’approprier les fondements de la si puissante civilisation occidentale[15].

 

J’aimerais affirmer ici que l’ « amour » est un concept importé. (...). Pourquoi ? Parce qu’« amour » (ren’ai), tout comme « beauté » (bi) ou « modernité » (kindai), est un « mot de traduction [un néologisme formé afin de rendre un concept étranger] ». Et que c’est par ce mot, que nous avons découvert, il y a de cela un siècle, ce qu’on appelle amour. En somme, jusqu’alors, il n’y avait pas d’amour au Japon.

 

                  Il n’y a pas d’amour au Japon... La question, « sans intérêt » de par là-bas, comme nous le confirma sans fard un chauffeur de taxi de Tôkyô (« tsumaranai »), relèverait-elle d’une tradition de par ici, celle d’une France que du Japon on finit par croire chrétienne et romantique ? Elle trouve en tout cas un écho dans la réflexion d’intellectuels que l’on reconnaît justement là-bas comme bien français, à commencer par Roland Barthes, dont les Fragments d’un discours amoureux furent traduits trois ans après leur parution en français, en 1980.

                  Il n’y a pas d’amour au Japon, pas plus que dans les autres cultures exotiques. L’amour, et le rôle démesuré qu’il occupe aujourd’hui dans les rouages de nos sociétés, seraient l’apanage de la civilisation occidentale. Cela expliquerait sans doute le peu de – bonnes – pages que lui a consacrées l’ethnologie exotique. L’explication du – justement – peu célèbre anthropologue de service est édifiante. L’amour, occidental, est le résultat d’une longue évolution[16] :

 

                  On pourrait peut-être répartir comme suit, en ordre progressif, la marche des divers continents sur la route qui mène de l'amour animal à l'amour humain : Australie, Afrique, Amérique, Océanie, en soulignant que c'est également celui qui va de la stérilité à la fertilité des sols (...).

                  La situation chez les sauvages est beaucoup moins compliquée [que chez nous] : d'abord parce que la physiologie, qui y joue le rôle prépondérant, ne cherche pas midi à quatorze heures...

 

                  Il n’y a pas d’amour au Japon... Sans doute ! Mais à condition de préciser quelle sorte d’amour il n’y a pas. Et pourquoi pour ce faire ne pas recourir aux catégories grecques ? La triade eros-agape-phile est bien connue au pays du soleil levant, enseignement des pères missionnaires oblige[17]. Il est à parier toutefois qu’une telle démarche aboutirait effectivement à la conclusion qu’il n’y a pas d’amour au Japon. Nous avons préféré adopter un point de vue que les ethnosciences diraient « émique » : choisir un terme indigène, une expression qui fait « très japonais » (tottemo nihon-teki, comme on nous l’a dit), un concept que différents auteurs, japonais comme occidentaux, avouent avoir du mal à traduire ; essayer de prendre conscience de toute la largeur de son champ sémantique ; tenter une comparaison entre celui-ci et ce qu’une certaine tradition occidentale entend par amour. Et ce serait finalement cette tension entre découverte laborieuse de l’épaisseur d’une pensée autre et désir de parler d’amour, ce tiraillement entre altérité résistante d’un concept et projet élaboré au sein de notre tradition, cette inadéquation de notre question à la culture à laquelle nous l’appliquons, qui constituerait notre première originalité par rapport à la recherche japonaise.

 

 

Par un petit bout de lorgnette : « nouer un lien »

                 

                  Les êtres humains sont unis par des liens. La rencontre entre un homme et une femme, la formation d’un couple suite à une rencontre, la relation entre parents et enfants, entre frères, voici comment se manifeste le lien dans ce monde humain. Ce lien, qu’on ne saurait qualifier autrement que de mystérieux, n’est pas quelque chose que les hommes peuvent obtenir d’eux-mêmes ; c’est un don reçu de quelque chose d’immense, la source même de la vie.

                  Qu’un homme et une femme s’aiment, se fassent confiance, qu’ils désirent ardemment devenir mari et femme, s’il manque le lien, ils ne pourront se marier. Un homme et une femme qui, bénéficiant d’un lien, se sont mariés, peuvent certes tomber dans une conjoncture néfaste. Mais ils parviennent alors à nourrir leur cœur de cette épreuve et vivent, tressant joie et plénitude de la vie. Le lien n’apporte pas seulement bonheur et joie à l’homme. Monts et flots des difficultés et du malheur sont aussi des manifestations du lien dans ce monde des humains[18].

 

                  Cette traduction souffrante d’un texte quelque peu emphatique est l’exact reflet de notre travail. L’interprétation, dans des termes qui nous sont familiers, d’une notion qui échappe à notre compréhension immédiate. L’union de deux êtres par un lien, en-musubi, telle est l’expression que nous avons choisi d’analyser. Le texte cité ci-dessus le laisse entrevoir, lien et amour diffèrent : « Qu’un homme et une femme s’aiment (...) s’il manque le lien, ils ne pourront se marier ». Ils ont pourtant partie liée, et sont mobilisés dans le discours lors de situations similaires : « La rencontre entre un homme et une femme, la formation d’un couple suite à une rencontre, (...) voici comment se manifeste le lien dans ce monde humain ».

Que les spécialistes se rassurent : notre propos n’a pas été de réduire le lien (en) à cette toute petite partie de son champ qui a à voir avec l’amour, mais bien de le considérer en tant que tel, dans sa plus grande ampleur, pour essayer, ensuite, de déterminer quelle compréhension des relations amoureuses entre homme et femme il propose. Si un travail philologique a bien évidemment été nécessaire[19], si la littérature a pu être mobilisée à son heure (comme ici), la part essentielle de cette recherche s’est voulue ethnographique et relève de l’ethnologie religieuse : il s’est agit de repérer des cultes rendus à des divinités, de décrire des lieux, des pratiques, des objets, qui sont dits « nouer un lien » (en o musubu) ; de recenser des discours de spécialistes et de profanes sur ces lieux, pratiques et objets ; d’accumuler des anecdotes ; de tenter de retracer des logiques. Or cet objectif s’est révélé être subordonné à une première tâche : la détermination de lieux d’enquête fructeux où pourraient s’observer et se recueillir les pratiques, objets et discours sus-définis.

 

Du magma émergent des îlots : les lieux de liens

 

                  Une première étape de ce travail a en effet consisté à établir une liste de lieux communément reconnus comme endroits dont la visite pouvait permettre l’attribution d’un bon lien, la reconnaissance ou la consolidation d’un lien déjà existant. Ont été interrogés, au hasard des rencontres : employés de bureau travaillant dans des entreprises japonaises ou étrangères (région du Kantô et du Kansai), office ladies (banque et grands magasins), lycéens, personnel enseignant d’un lycée de Tôkyô, étudiants et professeurs d’université, agriculteurs (plus d’une vingtaine de départements), facteurs, tenanciers et tenancières de bars ainsi que leur clients, offices du tourisme, guildes de commerçants liés à un quartier (Sapporo, Yokohama, Kanazawa), fonctionnaires locaux chargés de la promotion de leur petite commune, association des jeunes hommes, associations des anciens, tous sexes confondus, (quartier de Nakamaru à Yokohama), moines et desservants de sanctuaires... L’entretien spontané a très rapidement indiqué qu’il fallait extirper nos observations d’un cadre domestique ou communautaire restreint (le quartier, le village), et s’intéresser avant tout à des lieux spécifiques du territoire. Le lien noué n’évoquait pas tout d’abord des rites familiaux, des pratiques locales, mais des voyages jusqu’à certains lieux saints, des logiques de pèlerinage.

                  Lieux dont la visite est recommandée aux célibataires et à leur mère inquiète, lieux par lesquels les jeunes couples passent lors de leur parcours amoureux, leur existence semblait cependant faire partie d’un savoir populaire diffus, que l’on pourrait qualifier, en usant de la terminologie des sciences du langage, de « passif »[20]. Les interviews non-directives ne permettaient pas de déterminer plus d’une poignée de lieux : le grand sanctuaire d’Izumo, le Kiyomizu-dera à Kyôto[21], et, dans le meilleur des cas, un ou deux autres noms, cette fois directement reliés à l’histoire personnelle de l’interviewé : sanctuaire bien connu car proche du lieu de domicile, endroit récemment visité ou conseillé par un ami. Vérifications faites sur place, il s’est avéré bien souvent d’ailleurs que ces dernières réponses étaient sans grand rapport avec la question posée, et qu’il fallait une élasticité dogmatique toute particulière pour assimiler la divinité indiquée à une divinité lieuse. Nous n’avons en général pas porté ces lieux sur notre liste, car si le mécanisme du « n’importe quoi pourvu que ça paraisse marcher » semble commun, l’information elle-même était par trop individuelle. Il nous paraissait important en effet que le lieu indiqué réponde à deux critères : qu’on puisse effectivement y observer des pratiques effectuées en vue de l’obtention d’un bon lien ; qu’il bénéficie d’une certaine notoriété, garde-fou contre les idiosyncrasies. Les interviews se montraient finalement, à ce stade de l’enquête, extrêmement peu informatives.

                   Peu informatives ou seulement mal exploitées ? N’est-ce pas justement ce premier jet du discours, cette ouverture sur un savoir qui semble a priori inorganisé, c’est-à-dire vivant, non encadré, qui intéresse en premier lieu l’ethnologue ? Chercher dès ce stade une adéquation entre représentations et réalité d’un culte ne serait-il pas révélateur de la pensée dogmatique du chercheur ? Nous aimerions pourtant défendre cette approche en tant que stratégie. Il ne s’agissait pas pour nous de retracer le paysage religieux des Japonais, car alors l’entretien spontané aurait justement dû être notre matière première, mais de pénétrer un « réseau » particulier : celui des Japonais qui ont affaire avec une divinité lieuse, qui désirent plus spécifiquement nouer un lien, pour ensuite, à partir de ce réseau, reconstituer certaines pratiques, certaines logiques. L’expérience a d’ailleurs confirmé que si l’on pouvait retrouver, ce faisant, des discours similaires à ceux recueillis lors des premiers entretiens, l’inverse n’était pas vrai, sauf sans doute à interroger la majeure partie de la population japonaise. Avec 125 millions d’indigènes, l’ethnologue a bien besoin de trouver des raccourcis.

Précisons  d’autre part que le terme de « réseau », employé ici, peut donner une fausse impression de ce qui nous intéresse. S’il y a réseau, c’est d’abord, indépendamment de toute organisation réfléchie, comme ensemble de lieux de liens supportant des pratiques proches. C’est en effet l’application d’une même structure de sens en différents points du territoire japonais qui nous permet de relier ces lieux, par ailleurs très hétérogènes. Certes le réseau est activé par des gens qui y circulent, mais toujours sur une portion très restreinte et sans jamais avoir à se rencontrer ni prendre conscience de l’étendue de leur pratique. Car les visiteurs des lieux de lien ne sont pas, à de rares exceptions près, des spécialistes du lien amoureux. Peu d’entre eux connaissent plus de quatre à cinq lieux. La plupart ignorent tout des personnes qui agissent comme eux. Les pèlerins du lien échappent à tout cadre, toute institution, n’appartiennent même pas à un club. Leur point commun est leur désir de nouer un lien à travers un culte, leur connaissance de l’existence d’au moins une divinité, sise en un lieu, et, finalement, leur présence non simultanée en ce type de lieu. Ce qui nous est apparu central donc, c’est le lieu qui génère le culte, qui draine les requêtes amoureuses.

                  Le savoir populaire relatif à ces lieux a été dit passif. Toute une série de médias se charge de le réactiver, de l’approvisionner, de répondre à la quête de lieux de lien en reproduisant, voire en produisant, des histoires unissant de manière convaincante un lieu et un bénéfice pouvant être obtenu de façon magique en ce monde-ci (genze riyaku). L’un de ses lieux volatiles de re-création populaire est bien sûr la télévision. Telle émission avait pour avantage de proposer régulièrement un classement des lieux, objets, pratiques ou mots les plus à la mode, telle autre d’offrir des escapades dans des milieux interlopes souvent conservateurs sur le plan de leurs pratiques, une troisième de mettre des jeunes en présence pour suivre la progression de leur flirt (et donc leur passage par un lieu de lien). Tous morceaux de choix. Magazines hebdomadaires et mensuels se devaient d’être consultés. Là encore il y a pléthore au Japon, la politique des maisons d’édition étant de cibler un lectorat très spécifique (jeunes femmes de 25 à 30 ans ; passionnés de golf et de manga ; primipares...). Nous avons pu heureusement bénéficier de l’excellente qualité des outils de recherche autochtones : la bibliothèque Ôya Sôichi, par exemple, rassemble la plupart des hebdomadaires et mensuels et répertorie chacun des articles par un ensemble de mots-clefs. Il est alors possible de lancer une recherche sur « lien noué », ou « lieu de rendez-vous amoureux » (dêto supotto, de l’anglais date spot), et de récupérer en quelques instants une liste d’informations sur des lieux qui furent, un jour ou l’autre, à la mode[22].

 

 

Les premiers arpenteurs : les guides de pèlerinage

 

                  Un autre moyen de récolter des lieux de lien consiste à consulter des guides adressés aux pèlerins ou aux promeneurs désireux de rendre visite et culte à une divinité au pouvoir spécifique.

                  Identifier la divinité d’un lieu précis à une efficace magique est au moins aussi ancien que l’écriture au Japon. Lieu, dieu et efficace sont trois pans d’une même borne marquant le territoire. Nombre de textes du premier recueil de poèmes japonais, le Man’yôshû (VIIIe siècle), chantent ainsi un dieu célèbre pour son effet sur ceux qui croisent le lieu où il est « enchâssé » (chinza). Citons pour exemple le poème 2856 qui évoque déjà des pratiques individuelles de supplique à une divinité lieuse. Se désolant de ne pouvoir rejoindre sa bien-aimée, l’auteur se rappelle qu’il n’a pas accompli convenablement le rite requis quand il croisa l’un des nombreux autels dédiés aux divinités des chemins. Or celles-ci sont justement connues pour être des divinités lieuses (Butel, 1999). Leur courroux face à sa désinvolture expliquerait son insuccès dans la menée de ses affaires amoureuses, son absence de lien.

 

À la chapelle du champ de pierre de Yamashiro,

Je fis négligemment des offrandes [aux divinités des chemins].

Est-ce pour cela ?

Je ne puis rencontrer ma bien-aimée.

 

                  Les manuels de savoir-vivre comme les récits de voyages comportent eux aussi assez systématiquement, et ce depuis l’époque de Heian (VIII-XIIe s.), des annotations concernant le pouvoir d’une divinité particulière, la forme de culte qui lui est adéquate. On sait d’autre part la place que tinrent, dans la littérature comme dans la formation de la culture populaire, les compilations d’histoires miraculeuses[23]. Censées édifier, celles-ci avaient aussi pour rôle la promotion de temples ou sanctuaires particuliers, de divinités spécifiques associées à une efficace précise. Avec l’époque d’Edo apparaissent des annuaires des divinités et de leur pouvoir. Ces ouvrages, dont on peut dire qu’ils formèrent genre au sein de la littérature populaire au début du XIXe siècle (ère Bunka), sont le produit de la rencontre entre l’incroyable développement de l’industrie du livre et de ses succédanés, et le phénomène de mode de divinités (hayari-gami : divinité en vogue), caractéristique religieuse des grandes cités japonaises à partir du XVIIIe siècle, et plus fortement encore au cours du XIXe siècle[24]. Dans ce contexte, alors que le paysage religieux connaissait un incessant renouvellement, que les petites divinités naissaient et étaient oubliées dans le même temps, que les lieux de culte se multipliaient et que populations et croyances bénéficiaient d’une fluidité sans doute inédite, mentionner telle ou telle divinité n’était pas seulement sacrifier au goût du jour, ou flatter les plus grandes institutions religieuses. Il s’agissait, dans une relative indépendance, d’informer le chaland curieux des nouveautés de la capitale – le genre n’est pas très éloigné de la série des « Vues des lieux célèbres » (Meisho-zue) –, de renseigner le citadin, soucieux de son bien-être, préoccupé de trouver un dieu qui le guérisse de ses maux. En mentionnant un lieu, les guides en consacraient certes la notoriété et servaient à propager celle-ci, sans aucun doute. Pourtant, contrairement à des écrits plus personnels, comme journaux de voyage ou récits de pèlerinage[25], ils ne sauraient être considérés comme des moyens de propagande, des outils de prosélytisme utilisés par l’une ou l’autre des grandes institutions, ou même uniquement comme des modes d’emploi destinés aux futurs pèlerins. Ils appartiennent bien plus à cet esprit du divertissement qui s’épanouit à l’époque d’Edo et imprègne quasiment tous les domaines de la culture[26]. Il s’agit d’informer le lecteur tout en stimulant étonnement et intérêt, de lui fournir un but de ballade utile serait-on tenter de dire.

                  Les deux premiers exemples de « Guide des requêtes aux divinités » apparaissent au début du XIXe siècle et portent le nom de Chôhôki[27]. Le plus ancien concerne la ville d’Edo : le Grand trésor des requêtes aux divinités (Ganke chôhôki), connu encore sous le titre de Grand trésor des requêtes – divinités et bouddhas d’Edo (Edo shinbutsu gankake chôhôki), rédigé par Manjutei Shôji (1768-1819) et édité par Nishimura Genroku en 1814, présente trente et une divinités connues alors à la capitale shogunale pour leur efficace[28].

                  Parallèlement paraissait en 1816 la Première édition du Grand trésor des requêtes – sanctuaires et temples (Jinja bukkaku gankake chôhôki shohen), compilée par Hamamatsu Kakoku, qui recensait soixante-neuf lieux saints efficaces à Ôsaka[29]. Les auteurs étaient tous deux écrivains de pièces de Kabuki, grands connaisseurs des mondes des arts et des plaisirs. Trente et un et soixante-neuf, c’est bien peu des innombrables cultes qui fleurirent dans ces villes, mais c’est déjà une indication importante de cette diversité.

                  Le mot employé ici pour désigner les demandes présentées aux divinités (les « requêtes »), gankake, est habituellement transcrit avec des caractères signifiant littéralement « accrocher, porter une demande ». Classiquement les sociologues des religions japonais distinguent demandes effectuées en communauté, par la communauté (kyôdô kigan), et demandes effectuées de manière individuelle, à titre personnel (kôjin kigan). Le premier type est considéré comme propre à la vie villageoise, tandis que le second, qui en dériverait par simplification, serait caractéristique de la vie citadine[30]. Les requêtes présentées dans les guides relèvent principalement de cette seconde catégorie. Les divinités citées dans les Trésors des requêtes sont plutôt de petites divinités à l’existence précaire, au culte peu fixé, souvent sises aux bords des routes comme dans le cas du poème cité précédemment[31]. Certains lieux semblent même ne receler aucun objet de culte (représentation anthropomorphique, pierre...). Les guides insistent alors sur la forme des rites qu’il est bon d’y effectuer. Les catégories d’efficace envisagées embrassent « la totalité des aspects de la vie humaine », comme aiment à le dire les spécialistes japonais, mais se focalisent volontiers sur la guérison de maladies spécifiques. Maux de dents, problèmes oculaires, migraines, verrues... les maladies bénignes sont favorisées. À côté de divinités dites pouvoir réaliser toutes les requêtes (shôgan), sont évoquées des divinités dont l’efficacité est reconnue pour « un vœu spécifique ». Celles-ci prennent souvent le nom de leur efficace ou de ce qu’elles curent : « Jizô des verrues » (Ibô Jizô), « Bouddha des sécrétions maladives » (Tan-butsu), « Divinité des hémorroïdes » (Ji-gami)...                  La multitude des dieux évoqués se retrouvent en concurrence avec les grandes institutions pour offrir au pèlerin une large palette de lieux proposant des bénéfices similaires au sein d’une même zone. À l’inverse, aucune divinité ou institution, quelle que soit sa renommée ou sa puissance, ne peut se targuer d’avoir le monopole d’une efficace magique spécifique. L’une des fonctions de ces livrets est donc de guider les demandeurs dans la forêt des cultes. Ils indiquent également – outre le lieu, l’efficace et un embryon de légende étiologique – le type de visite et les gestes appropriés au culte.

                  L’ouvrage dont nous tirons l’illustration 1 est un bon exemple du formidable travail de référence réalisé par les chercheurs japonais. L’éditeur contemporain, l’historien et folkloriste Ôshima Tatehiko, propose, dans une seconde partie du livre, une localisation de chaque lieu cité (soit, pour notre exemple, entre Sumida-ku Higashi komagata 1 chôme et Ishihara 4 chôme), ainsi qu’une compilation de textes concernant la divinité présentée par le Trésor des requêtes mais issus d’autres sources : carnets de voyages (kikô-bun), essais « au fil du pinceau » (zuihitsu), ouvrages de géographie régionale (chishi), descriptions des us et coutumes populaires (minzoku-shi)... On apprend ainsi que les « pierres femme et mari » dont il est question ici sont donc également citées au 11ème volume des Chroniques maritimes (Kairoku) de Yamazaki Yoshinari (rédigé entre 1820 et 1836) ; au 20ème volume des Discussions légères de la nuit de Kasshi (Kasshi yawa) de Matsura Seizan (1821-1841)[32] ; dans le dernier volume de Ce qui reste de l’oubli (Wasurenokori) de Shiekihan Suimo (lecture incertaine) (1824) et, plus longuement, par Yamanaka Shô, au 7ème volume (numéro 2) de Musashino (1924).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Illustration 1 :  Sommaire du Grand trésor des requêtes destinées aux divinités et bouddha d’Edo (Edo shinbutsu gankake chôhôki) ; Ôshima, 1987 : 11 et 12èmes pages.

                  Le sommaire présente le nom des endroits sélectionnés à l’aide d’idéogrammes chinois, la lecture de ceux-ci en syllabaire hiragana en petit à droite (signe que le livre n’était pas destiné à un public très lettré), l’efficace de la divinité en dessous, dans une taille intermédiaire. On lit par exemple, à l’entrée numéro 5 (marquée d’une flèche sur notre copie) : Meoto ishi (pierres femme et mari), Fûfu no naka no mutsumashiku naru (Rend les couples affectueux).


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Illustration 2 : Un exemple d’une page du Grand trésor des requêtes destinées aux divinités et bouddhas d’Edo (Edo shinbutsu gankake chôhôki) : Les pierres femme-mari (Meoto ishi). L’explication est accompagnée d’une illustration qui permet d’assimiler ces pierres doteuses de bon liens à des divinités ancestrales des chemins (dôsojin) ; Ôshima, 1987, 23-24 et 31èmes pages.

Les littératures de l’époque d’Edo représentent une masse énorme de textes difficilement consultables : beaucoup ne sont pas publiés et le déchiffrage des manuscrits demande une longue habitude. De toute évidence, le chercheur occidental ne peut être que dépendant des groupes de recherche japonais, et de la volonté des éditeurs à publier des compilations si peu commerciales. Pourtant les informations que celles-ci contiennent ne sauraient être négligées. Elles permettent de passer d’une compréhension « en gros » à une estimation plus précise du statut et de l’importance du phénomène décrit : si les différents récits cités plus haut mentionnent bien tous l’existence de sculptures en pierre représentant un homme et une femme, un tailleur de pierre, et la renommée de l’endroit, les différences sur le plan du contenu et du style infirment l’hypothèse d’une simple reproduction d’une même source. Retrouvant l’information recueillie par le Trésors des requêtes sous des formes différentes, dans des recueils d’historiettes, des récits personnels, des essais ou des romans, on comprend que les guides des divinités efficaces ont relayé un savoir faisant partie intégrante de la culture populaire de leur temps. À ceux qui craindraient un biais dû à leur spécialisation « religieuse », la confrontation avec d’autres sources permet d’affirmer que les Grands trésors offrent un portrait fiable, quoique succinct et lacunaire, des pratiques répandues parmi leurs contemporains.

Le tableau ci-dessous rend compte des catégories d’efficace évoquées par ces guides, et partant, des attentes de la population d’Edo et d’Ôsaka en matière d’aide divine. On sera étonné de la faiblesse du score des lieux de liens (moins du 1% du total), à égalité toutefois avec les divinités vénérées pour s’assurer la « réussite dans le commerce », dont on sait pourtant pertinemment l’importance à cette époque. Les Chôhôki ont visiblement décidé de se focaliser sur les divinités curant les maladies, aux dépens d’autres efficaces.

 

 

Bénéfice attendu                                                                   Trésor d'Edo           %    Trésor d'Osaka         %          TOTAL       %

 

Protection contre les maladies                                        25                        71,4                  46                             60,5             71                   64

 

Toutes demandes                                                                                4                            11,4                  9                                 11,8             13                   11,7

 

Grossesse facile,                                                                                      2                            5,7                      9                                 11,8             11                   9,9

éducation aisée

 

Calamités naturelles, vol                                                           2                            5,7                      4                                 5,3                 6                       5,4

 

Protection contre le malheur                                             1                            2,9                      3                                 3,9                 4                       3,6

 

Ouverture de la chance                                                             0                            0                            3                                 3,9                 3                       2,7

 

Bonnes relations dans le couple                            1                            2,9                                                           0                       1                       0,9

 

Habileté pour une activité spécifique                                                  0                            1                                 1,4                 1                       0,9

 

Réussite dans le commerce                                                  0                            0                            1                                 1,4                 1                       0,9

 

TOTAL                                                                                                                 35                        100                    76                             100               111               100

 

Tableau 1 : Efficace des divinités citées dans les Chôhôki ; selon le tableau dressé par Miyamoto Kesao, 1980 : 91. Certaines divinités, plus polyvalentes, peuvent être recensées dans plusieurs catégories.

 

 


                  Si nous nous sommes laissé aller à présenter ces deux guides du début du XIXe siècle, c’est qu’ils connurent une longue et riche prospérité, qui ne semble pas prête de s’éteindre (cf. bibliographie III. a). Toute librairie de quartier possède aujourd’hui un rayon « Religion » (shûkyô) où l’on a toutes les chances de trouver l’un ou l’autre de leurs descendants. Nous en avons pour notre part récolté une quinzaine, que nous avons confrontés, afin de nourrir notre liste des lieux de liens les plus célèbres.

                  Aucun guide n’est bien sûr un reflet fidèle de l’ensemble des pratiques religieuses. Chacun cible un lectorat spécifique, organise ses informations selon son propre intérêt, sélectionne les divinités en fonction de critères et de hasards qui lui sont propres : limitation géographique (Tôkyô, Kyôto, Ôsaka...), plaisir de la ballade proposée, beauté du cadre et de la végétation, intérêt des boutiques alentour, fidélité à la théologie shintô la plus officielle... Tout cela gauchit la représentation qu’ils offrent de la pratique des requêtes aux divinités. Une comparaison des catégories de vœux cités par les différents recueils permet cependant de relever des récurrences et de noter, pour ce qui nous intéresse, une certaine tendance, confirmée de manière plus précise par les prêtres interrogés : depuis les années 1980, le lien amoureux fait recette, la divinité lieuse a du succès. Des lieux de cultes sont créés, d’autres s’inventent une nouvelle efficace, illustrant une nouvelle fois l’adaptabilité des lieux de bénéfices aux lois de l’offre et de la demande. La part grandissante des lieux de liens au sein des guides (de 4,5% en 1980 à près de 10% en 1996 selon les exemples cités ci-dessous) confirme en tout cas que la quête d’un bon lien, la conscience qu’une aide divine peut être décisive dans un rapport amoureux, est plus que jamais d’actualité.

 

 

Bénéfice attendu                                                                                              Nbre de lieux cités                   %

                                                                                                                                                                                                                         

Réussite dans une activité professionnelle déterminée                                      140                                          35,4           

 

Guérison d’une maladie spécifique                                                                                                   110                                          27,8

 

Protection contre les calamités naturelles                                                                                66                                              16,7

 

Obtention d’enfant, grossesse facile, éducation aisée                                         26                                              6,6

 

Bons liens                                                                                                                                                                                 18                                              4,6

 

Réussite dans le commerce, ouverture de la chance                                             18                                              4,6

 

Réussite dans les études, succès aux examens                                                                17                                              4,3

 

 

TOTAL                                                                                                                                                                                           395                                          100

 

Tableau 2 : Efficace des divinités citées dans le Grand trésor d’aujourd’hui des requêtes aux divinités (Imayô gankake chôhôki) ; Haga Noboru, Miyata noboru et Moriya Katsuhisa, 1980 : numéroté 1-8 entre les pages 120 et 121. Auteur non précisé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bénéfice attendu                                                                                              Nbre de lieux cités                   %

                                                                                                                                                                                                                                    

 

Protection contre les calamités naturelles,                                                                             215                                          37,6

ouverture de la chance

 

Réussite dans le commerce                                                                                                                             94                                              16,5

 

Obtention d’enfant, grossesse facile                                                                                                88                                              15,4

 

Guérison d’une maladie spécifique                                                                                                   58                                              10,1

 

Bons liens                                                                                                                                                                                 56                                              9,8

 

Protection dans les études                                                                                                                              26                                              4,5

 

Protection sur les routes, en voyage                                                                                                26                                              4,5

 

Gratification d’une longue vie                                                                                                                  9                                                  1,6

 

TOTAL                                                                                                                                                                                           572                                          100

 

Tableau 3 : L’efficace des divinités citées dans l’Inventaire général des « sanctuaires » japonais ; Yoshinari Hisamu, 1996 : 412-427.

 

 

Un cadre de guingois : Carte de répartition nationale

 

                  Les sources présentées ci-dessus sont, on l’a vu, diverses. Leur relative hétérogénéité compense, du moins l’espérons-nous, les biais qu’impliquait chacune d’elles. Les informations qu’on y a recueillies ont permis de nourrir une base de données des lieux de lien connaissant une certaine renommée. Le propre d’un média populaire est cependant le faible degré de certitude de ses informations. Une série d’enquêtes sur le terrain nous a vite fait comprendre combien pouvait être ténue l’adéquation entre article d’un magazine et réalité d’un culte, que celui-ci soit spontané ou institutionnel. Nombre de prêtres et de moines s’en plaignaient d’ailleurs, certains disaient même avoir décidé de ne plus jamais répondre aux sollicitations des médias de peur que la nature de la divinité qu’ils desservaient n’y soit rapportée déformée[33]. Il a donc fallu recouper ces premiers renseignements avec d’autres sources, ouvrages édités par l’Agence gouvernementale gérant les sanctuaires (jinja-chô), travaux de spécialistes (historiens des religions, folkloristes)[34], compilations historiques locales. Il a été nécessaire surtout d’aller constater sur place – pensum bien agréable à la vérité. Nous avons finalement dressé une liste qui compte aujourd’hui 331 lieux. Trois cent trente et un noms, ceci est bien sûr loin de couvrir la totalité des lieux de liens au Japon (il est probable que chaque village possède, à sa manière, ses divinités lieuses), mais constitue déjà un corpus plus que confortable lorsqu’il s’agit de cerner le savoir partagé relatif aux divinités lieuses. La liste est toujours susceptible de s’allonger, au gré des nouvelles publications, mais l’on a pu vérifier en dépassant le cap des 250 noms que la probabilité pour qu’une parution contienne des informations inédites mais valables devenait extrêmement faible. Nous possédons, avec cette première base, une collection quasi complète du fond des lieux de lien mobilisables par les médias populaires aujourd’hui au Japon, et, en définitive, de ces endroits que nous recherchions : lieux qui possèdent une réelle accointance avec la culture populaire et bénéficient d’une renommée attestée.

                  La carte de répartition des lieux recensés (carte 1) permet de constater que les médias proposent des lieux de liens de manière relativement homogène pour l’ensemble du territoire japonais, Hokkaidô et Okinawa y compris, malgré la spécificité culturelle indéniable des îles méridionales. On remarque de très fortes densités : celles-ci correspondent presque terme à terme aux grandes concentrations de population, Tôkyô, Kyôto, Ôsaka, et, de manière moins notable, Yokohama, Nagoya, Niigata, Kôbe ou Kanazawa (cf. carte 2). Présentes sur tout le territoire, y compris dans des départements réputés très ruraux (Shimane, Nagano, ou les départements des îles de Shikoku et de Kyûshû), les divinités du lien ne sont pas propres à la culture urbaine. Le nombre de lieux de culte dans les grandes villes montre cependant qu’elles sont loin d’avoir été reléguées au rang de souvenirs de musée par la modernisation, bien au contraire : les divinités lieuses ont, sous une modalité qu’il nous faudra déterminer, fortement à voir avec la culture citadine. La comparaison avec une carte des grands centres urbains fait percevoir un certain décalage cependant entre densité de lieux de culte et densité de population. Il faut y voir l’effet du caractère propre à chaque ville : Kyôto, cité impériale épargnée par les bombardements américains, charme par ses centaines de temples et de sanctuaires, par la subsistance, malgré une urbanisation désastreuse, de lieux de traditions ayant marqué la culture japonaise, à travers la littérature en particulier. C’est sans surprise qu’on y dénombrera plus de divinités lieuses qu’à Ôsaka, mégapole quasiment détruite par la guerre et plus volontiers organisée aujourd’hui selon des logiques commerciales. De même Kanazawa, quoique relativement modeste par sa taille et sa population[35], se fait remarquer par ses lieux de culte. Connue, comme le dit son surnom de « petite Kyôto », pour avoir conservé des mentalités, des artisanats, des pratiques plus rapidement oubliées ailleurs, elle est le type même de la ville traditionnelle et est, à ce titre, l’objet d’attentions particulières de la part des chercheurs – historiens ou ethnologues – ainsi que des touristes[36]. Comme Kyôto, elle bénéficie de l’image d’une authenticité plus grande, ses temples paraissent posséder un charme plus émouvant, ses divinités une efficace ressentie comme plus authentique.

                  Il nous faut nous arrêter un instant sur cette carte du Japon, car celle-ci introduit à la deuxième originalité possible d’un travail en japonologie. La visualisation de notre cadre d’étude reprend, aux extrémités méridionales et septentrionales près, la délimitation politique du Japon contemporain. Il paraîtra curieux à un Occidental de le noter. Quoi de plus normal, quand on travaille sur le Japon, qu’une carte du Japon, précisément ? Et pourtant, nous avons pu constater lors de divers exposés dans des groupes de recherche japonais que ceci provoquait des remous d’insatisfaction : il n’est pas sérieux de vouloir prendre le Japon entier quand on se dit scientifique. Le Japon est trop grand, trop divers. Les pratiques qu’on y collectionne sont trop variées, à la fois proches et contradictoires. La tradition académique japonaise demande, au contraire, que l’on s’attache à un village particulier, un quartier, ou, mieux, un immeuble d’un quartier d’une petite ville[37]. « Quel est ton village ? Quel est ton terrain ? », telle est la question qui importe entre spécialistes. Et alors que le mot « Japon » revient comme une litanie dans le titre des ouvrages, il existe bien peu d’études qui se risquent à considérer le Japon dans son ensemble territorial. Chacun parle d’un point de détail concernant une sorte de bac à sable dont il est le roi, c’est l’accumulation des points de vue particuliers qui est censée donner une idée de l’ensemble.

                  Cette organisation du travail scientifique, qui correspond aussi à une rhétorique différente de celle qui est suivie ici, une rhétorique qui fait de l’exemple un argument convaincant au-delà de la raison[38], est également le résultat d’un choix scientifique pour une plus grande rigueur. Comment être général en effet sans perdre de la précision ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carte 1 :  Répartition sur le territoire japonais des lieux de liens recensés (un point = un lieu).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carte 2 : Les grands centres urbains au Japon en 1990 ; selon Pierre Gentelle et Philippe Pelletier, 1994 : 363.

                 Quant aux plus innovateurs des folkloristes, c’est bien le cadre national qui leur semble le moins adéquat pour parler du Japon. Refusant, avec quelques raisons, de penser la culture dans le moule nationaliste, ils veulent voir, à la suite de l’éminent historien Amino Yoshihiko, les espaces marins en termes de continuité plutôt que de rupture[39], et s’essaient à de savants découpages : l’île de Kyûshû sera coupée en deux pour qu’une de ses parties paraisse faire bloc avec le sud de la péninsule coréenne ; le nord de Shikoku rattaché aux régions de Honshû qui longent la mer intérieure, tandis que le sud de l’île sera plus volontiers mis en rapport avec Kyûshû... Ces jeux d’arpenteurs ont leurs raisons scientifiques et leur utilité épistémologique, sinon pédagogique et politique. Ils mettent l’accent sur l’hétérogénéité de la culture japonaise, sur les liens intégrant l’histoire de l’archipel à des zones culturelles autres, faits que les générations précédentes de folkloristes auraient plutôt eu tendance à ignorer. Nous adhérons à leur objectif, et apprécions leur efficacité. Ils ne nous semblent toutefois pas les plus pertinents pour la question que nous nous posons, et ce pour deux raisons, dont l’une tient aux sources et l’autre à un choix.

                  Les chercheurs japonais aiment à rappeler que le Japon contemporain se caractérise par la rapidité de la propagation d’une culture de masse (taishû bunka), qui vient surmodeler peu à peu les cultures locales. La propagation de celle-ci s’appuie sur des médias dont la puissance étonne, comparée à ceux de l’occident. Ceux-ci forment et révèlent, tout à la fois, un savoir partagé. Interrogé sur une pratique religieuse somme toute périphérique, ce savoir répond en traçant une carte administrative. Force est alors d’accepter la prégnance de l’identité politique du Japon contemporain dans les pratiques et les représentations culturelles qui y prennent place, aussi récente et factice qu’elle puisse nous sembler. Nous avons décidé de travailler sur le Japon tel que défini par ses frontières politiques, parce que nos sources nous y forcent[40].

                  La seconde raison, qui est en réalité première dans l’histoire de notre recherche, est, faut-il l’avouer, naïveté commune aux apprentis – et mauvais ? – japonologues. Nous voulions considérer tout le Japon pour n’en rien laisser échapper. Nous pensions que seule une étude aussi extensive pouvait permettre de mettre à jour des distinctions entre, par exemple et a priori, culte éminemment local, culte régional (qu’il soit propre à une culture régionale ou limité à une région par sa clientèle), et culte bénéficiant d’une renommée nationale. Et finalement, contre ceux qui nous déconseillaient l’aventure, que seule la tentative persévérante de ce travail pouvait autoriser à conclure à son impossibilité.

                  Étudier le Japon comme totalité politique, des îles Sakhaline aux terres les plus méridionales de l’archipel des Ryûkyû, peut d’ailleurs paraître une nécessité s’imposant à qui s’intéresse à la culture japonaise contemporaine. Il n’en est certainement pas moins indispensable d’entrer dans des considérations plus fines, d’atteindre sur certains plans le niveau de précision des spécialistes indigènes. Comment appréhender autrement toute la profondeur et la complexité de la dimension historique, comment se rendre compte de la spécificité des interactions entre une communauté et sa niche écologique ? Or cette dernière approche réclame un effort que peu d’Occidentaux, et en réalité guère plus de Japonais, sont capables de produire seuls. Il y a ici nécessité de dépendre des nombreux travaux des prédécesseurs et contemporains autochtones.

                  Nous avons parlé de naïveté. Les grands spécialistes eux-mêmes n’en sont jamais tout à fait exempts ! Il y a toujours, dans cet écheveau de causes emmêlées qui sous-tendent une pratique culturelle, des éléments qui échappent à la connaissance nécessairement artificielle, inévitablement lacunaire, que nous avons de la culture de l’autre. La japonologie pourrait pour sa part se caractériser par la rigueur du contraste entre le haut niveau de spécialisation de l’ethnologue dans un domaine restreint et son ignorance crasse dans une série d’autres champs de la culture (sinon la majeure partie de ce qui constitue la culture). Il faut, mettant l’amour-propre au placard, reconnaître que cette naïveté est le propre du japonologue, et, plus loin, de toute ethnologie. Reconnaître que cette exigence de « l’étude de la totalité » qui définit heureusement un travail anthropologique est une aspiration utopiste quoique nécessaire, là mieux que partout ailleurs. Naïfs et finauds, car nous pouvons toujours nous justifier d’une petite idée derrière la tête, nous déterminons des cadres d’étude extravagants, pour nos pairs japonais mais aussi intrinsèquement, étant donné la question que nous posons. C’est qu’ils sont pensés d’ici, en relative incohérence avec la tradition de là-bas, et ceci fait, pour nous, notre deuxième originalité.

 

Retrouver le nord : terrain et dépendance scientifique

 

                  La carte 3, qui répertorie les 37 lieux les plus mentionnés dans nos sources, offre une vision du paysage religieux plus détachée de considérations démographiques que la première carte proposée. En réalité, bien peu nombreux sont les lieux les plus communément connus et les plus fréquemment évoqués. Comme le montre le tableau 5 ci-dessous, à peine plus de 10 % des lieux recensés dans les sources écrites sont cités plus d’une fois. De cela, nous pouvons retirer deux choses : il existe un nombre quasi infini de lieux de liens au Japon ; la plupart n’ont qu’une renommée limitée, une clientèle restreinte et peu susceptible de changer. Les lieux vraiment connus de tous, qui bénéficient d’une notoriété établie, se comptent sur les doigts de la main[41].

 

 

Cités au moins                                    Lieux recensés                     % du total

 

  1 fois                                                                331                                                    100

 

  2 fois                                                                35                                                        10,6

 

  3 fois                                                                13                                                        3.9

 

  4 fois                                                                4                                                            1,2

 

  5 fois                                                                3                                                            0,9

 

 

Tableau 4 : Nombre de lieux de liens recensés, classés par leur nombre d’apparitions dans les sources écrites.

 

                  L’homogénéité présentée par les médias (carte 1) se révèle factice dans les mentalités. Le Japon possède bien un centre, un lieu qui se caractérise par le nombre et l’intensité des cultes qui y sont célébrés, Kyôto (15 divinités importantes). Tôkyô émerge ensuite, centre historique (6 divinités) et grande périphérie : les frontières nord-est sont signalées par la présence de deux grands sanctuaires (le mont Tsukuba et le Katori jingu de Chiba) ; l’ouest par les noms non moins célèbres de Kawasaki-Daishi et d’Enoshima, lieux saints qui se sont développés dans le sillage de la nouvelle capitale politique, le long de l’axe du Tokkaidô. Pointent alors quelques lieux dont l’importance a été soutenue par la proximité des deux capitales : Ôsaka, et son sanctuaire pour courtisanes ; Kôbe, ville ouverte sur la Chine et l’Occident, où se trouve une île artificielle qu’affectionnent les jeunes gens ; le sanctuaire de Taga, non loin de Kyôto. Et pour l’est : Kamakura, ancienne capitale shôgunale, aujourd’hui petite ville de villégiature dans la grande sphère de Tôkyô. Parallèlement apparaissent des lieux propres à la constitution d’une ville d’une certaine importance : Outre Ôsaka et Kôbe, déjà évoqués, Kanazawa ou Niigata. On remarque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carte 3 : Lieux de liens les plus mentionnés par les médias populaires (un point = un lieu).

enfin des endroits plus inattendus, et dont la présence est plus difficilement rattachable à l’évolution démographique ou politique récente du Japon. Tous font face à la mer du Japon, et possèdent une histoire longue : le grand sanctuaire d’Izumo et le Yaegaki jinja (numéros 9 et 65) à Shimane, le Shirayama-hime jinja dans le département de Kanazawa (51). Leur existence est plus directement reliée au thème de notre étude. Deux lieux resteront des mystères, faute d’enquête. Les 39 (Tajima jinja) et 13 (Enoki-hara jinja), dans l’île de Kyûshû.

                  Tout en établissant cette base de données, nous avons commencé à rendre visite aux temples, sanctuaires, lieux touristiques, dont on nous disait qu’ils étaient lieux de liens. Il s’agissait de découvrir le plus grand nombre d’endroits, en effectuant des pointages dans différentes catégories que nous avions établies a priori à partir de distinctions potentiellement discriminantes : temple, sanctuaire, phénomène naturel (arbre, roche), point de vue sur le paysage ; lieu célèbre en milieu urbain, en milieu rural ; institution appartenant à un courant dominant du shintô ou du bouddhisme, petit sanctuaire sans desservant ; lieu de lien à la montagne, en bord de mer.

                  Déambulant en un lieu à propos duquel nous possédions des textes, nous nous sommes exercés à vérifier les informations, à affiner notre compréhension des sources écrites et de leur style littéraire, à lire entre les lignes parfois. Arrivant sur un lieu, nous avons tenté, en le parcourant en tous sens et d’abord de manière insensée, c’est-à-dire non conventionnelle, de comprendre son organisation, sa position dans le quartier, le village et le paysage. Appareil au poing, nous avons scruté les indices permettant d’estimer la vitalité du culte : taille du parking attenant, nombre et style des boutiques longeant le chemin d’accès, des objets votifs déposés, variété des amulettes proposées, importance du personnel, richesse du bâtiment, nombre de fêtes célébrées... Pour certains endroits, selon l’intérêt qu’ils représentaient pour l’enquête, ont été effectués des comptages à différentes heures de la journée, et à différents moments de l’année pour les plus importants.

                  Nous avons également systématiquement interrogé les spécialistes religieux, moines ou desservants, ainsi que le personnel moins qualifié mais plus loquace : dévot rendant de menus services, vieille femme tenant la boutique de l’établissement, jeune miko professionnelle[42], vendeuse de souvenirs, restaurateur..., mais aussi spécialiste de l’histoire locale employé à la mairie[43] et responsable du musée local[44]. La discussion informelle avec des personnes proches de l’établissement religieux mais ne possédant pas de responsabilités officielles s’est souvent avérée fort instructive : la discordance entre discours de l’autorité et pratiques réelles y était dévoilée avec plus de franchise. Ces témoignages, entendus sur quelques minutes ou durant de longues heures, selon le caractère de l’interlocuteur et sa sympathie à notre égard, forment l’essentiel du discours recueilli sur chaque lieu. L’interview des pèlerins a – relativement – été peu pratiquée. Les sociologues pourront nous reprocher une timidité regrettable, nous plaiderons coupable, tout en nous réservant le droit de revendiquer une ethnologie respectueuse de la pudeur des « observés », couples non encore officiels ou célibataires en mal d’amour, rappelons le. L’expérience accumulée au fil des enquêtes a d’ailleurs tendu à faire penser qu’il n’y a pas, quand on s’intéresse aux pratiques les plus quotidiennes, à chercher à extirper quelque secret propre à la religion ésotérique d’une Asie mystérieuse, secret dont seul le pratiquant serait le détenteur. L’évident, le connu de tous, suffit amplement à satisfaire plaisir de l’exotisme et intérêt pour des logiques autres[45]. L’examen d’objets proches des pèlerins (plaquettes votives, amulettes) a voulu pallier ce relatif manque de contact direct avec les principaux acteurs des cultes.

                  De retour à la table de travail pourtant, il est apparu que cette masse de documents bruts était extrêmement peu exploitable, que nous étions bien peu capable d’organiser les éléments ténus, parcellaires, que nous avions rassemblés, en un texte cohérent et informé, acceptable par un lecteur universitaire. Les discours étaient sensibles, évocateurs, mais justement : il n’en restait, dans nos notes, enregistrements ou photographies, que des impressions. Fortes, amicales, nostalgiques (déjà !), mais sans corps. Les objets récoltés ne parlaient pas d’eux-mêmes ; les brochures fournies par les établissements étaient souvent d’une aridité décourageante. Comment donc réconcilier observations personnelles et pratiques scientifiques ? Comment allier le choix d’un travail extensif, effectué sur l’ensemble du territoire, et la nécessité d’une précision académique ? Du panorama offert par les centaines d’endroits visités, il a fallu focaliser l’intérêt sur quelques lieux uniquement. Ceux-ci ont bien sûr été sélectionnés en fonction d’un critère que nous dirions méthodologique. Il était important que par eux puisse être présenté l’ensemble des pratiques relatives aux liens amoureux. On a cherché, d’autre part, à ce qu’ils soient représentatifs des catégories émergeant de l’enquête. Mais il faut encore avouer que ces lieux ont également été choisis en fonction d’un critère académique : chacun devait avoir été l’objet d’une littérature ethnologique et folklorique suffisantes pour que nous puissions nous y référer. L’essentiel du travail a consisté, à ce stade, à compiler des travaux universitaires japonais et à recueillir des informations précises concernant la genèse, l’histoire, ou l’organisation des lieux de liens sélectionnés, les rites effectués en ces lieux.  Jusqu’à un certain point cependant, car la précision des chercheurs japonais s’est souvent révélée déroutante, impliquant perplexités et questions impossibles à retranscrire dans un travail occidental. Ainsi s’est peu à peu organisé notre texte, fait de coupes et d’approximation décidées au jugé, en fonction de la patience et de la curiosité supposées à un lectorat occidental savant face à une culture et une histoire autre. On comprendra que sous nos affirmations se cachent bien des doutes et des débats de spécialistes.

Il a donc fallu se résoudre à faire appel aux compilations, études et analyses produites par le monde académique japonais. Là se trouvaient des dates, des noms, des descriptions, et mieux encore : des reconstitutions de formes, de motivations, de logiques. Pour le dire de manière plus catégorique : il est réellement impensable pour qui voudrait atteindre un degré de précision décent sur les choses qu’il étudie de faire fi des inévitablement très nombreux travaux japonais traitant de la question. « Se résoudre », car l’effort demandé pour pouvoir lire cette littérature parfois peu exaltante, souvent très technique, y compris dans son vocabulaire, est grand pour celui qui cherche avant tout à capter des logiques quotidiennes. Se résoudre également, car il est vite apparu inévitable que la rédaction de notre propre travail soit réorientée en fonction de l’avancée de la recherche japonaise, de la disponibilité des analyses qu’elle a menées.

                  Quel est alors le statut à accorder au terrain, quand le travail principal consiste finalement en une compilation – idéalement raisonnée – de textes indigènes, quand la majeure partie du temps est vouée au déchiffrement de travaux folkloriques et historiques japonais, quand les plus fondamentales de nos informations sont dues à des recherches élaborées dans une tradition autochtone ? Quelle place réserver, dans l’élaboration de notre étude, à la visite des lieux de culte et à l’observation des pratiques ?

                  Il nous semble que le temps passé à attendre et regarder, attendre et écouter, attendre et attendre encore, n’a finalement eu qu’une fonction : permettre l’acquisition – toujours précaire, toujours soumise à caution, réfutation et reformulation – d’un certain bon sens, d’une certaine sensibilité à ce qui est probable et ce qui ne l’est pas, et travaille finalement à l’affûtage progressif de cette capacité de jugement absolument nécessaire pour aborder les thèses, arguments et données d’un texte savant japonais. De petites rencontres ratées en discussions réussies, le terrain fournit peu à peu le sens critique autorisant à rejeter une thèse douteuse (ou pour dire mieux, au fur et à mesure que s’affine la connaissance de l’académisme local : un point de vue ultranationaliste, folkloriste au sens le plus péjoratif du terme, marxiste-théorique, mystico-politique...), à décider d’en accepter une autre, pourtant moins reconnue au sein de sa discipline. Insistons. Ce sens critique est toujours indispensable, d’autant plus peut-être pour des travaux japonais dont nous avons dit la fidélité aux précédents, et à propos desquels on pourrait rajouter qu’un bon nombre d’entre eux semblent répondre à une exigence de justification de la culture japonaise, ce qui n’est pas forcément la préoccupation principale d’un chercheur occidental[46]. Pourtant, le crible une fois posé, il nous faut avouer notre irrémédiable dépendance pour l’essentiel de nos informations, et, plus encore, la majeure partie de nos explications.

 

* * *

 

 

                  « Contre le théoricien, l’observateur doit avoir le dernier mot, et contre l’observateur l’indigène » affirmait Claude Lévi-Strauss dans un texte célèbre[47]. Démagogie de grand théoricien ? Nous avons voulu montrer tout au long de cet article que tel était en tout cas le destin douloureux du japonologue : que sa connaissance, sa réflexion, étaient corsetées dans la gaine de la connaissance et de la réflexion de ses primitifs de prédilection. Abasourdi par l’abondance du discours indigène, sa naïveté finaude lui sert de filtre, sa pratique du terrain de correcteur acoustique. Il lui reste alors à faire face à un choix. Choisissant la plus grande rigueur, il sera savant érudit et, pour les plus ascétiques, nominable à quelque ordre du chrysanthème pour service rendu à la culture japonaise. Se soumettant à l’imposture ethnologique, il lui faudra se résoudre à manier, seul, une question inopportune dans un cadre incongru. Peine perdue ? « En choisissant un sujet et un objet radicalement distants l’un de l’autre, l’ethnologie court pourtant un danger : que la connaissance prise de l’objet n’atteigne pas ses propriétés intrinsèques, mais se borne à exprimer la position relative et toujours changeante du sujet par rapport à lui » rappelait un peu plus loin Lévi-Strauss[48]. Le japonologue, et avec lui l’ethnologue contemporain des sociétés produisant un discours réflexif sur elles-mêmes, bénéficie d’un avantage. Pour limiter la fantaisie un peu clown de son bricolage, il possède certes les bons outils que lui procure la tradition de sa discipline. Il a encore la chance de pouvoir user d’excellents matériaux indigènes et même, mais ce point sera sans doute plus difficile à accepter par les ethnologues occidentaux, de quelques nouveaux instruments empruntés aux savants de son terrain. Issus d’une langue et d’une tradition qui ont assimilé la démarche ethnologique mais sans réellement participer à son développement encore, ceux-ci viennent à leur tour interroger l’ethnologie dans ses fondements théoriques qui semblaient les mieux assurés. Plusieurs contributions à ce numéro d’Atelier montreront sans doute en quoi ils ravivent le vieux débat de l’intégration de l’histoire dans la réflexion ethnologique. Ils questionnent également, de manière plus dérangeante, une affirmation fonctionnant comme un véritable dogme. Le discours ethnologique tirerait sa validité, on l’a assez dit, du fait de l’altérité de l’ethnologue à la culture étudiée. Son grand principe est le regard éloigné. Soyons sérieux : jusqu’à quel point ceci ne dissimule pas une triste farce ? Combien la réitération de ce qui est simplement un état de fait ne sert pas simplement à masquer notre ignorance, ou notre médiocrité ? Lorsque Yanagita Kunio, justement, prônait une ethnologie faite par les indigènes eux-mêmes[49], était-ce vraiment par « frilosité devant le comparativisme », comme l’écrit Laurence Caillet (1999 : 211), ou au contraire réfléchi, une fois constatée la difficulté rencontrée par les occidentaux à analyser le Japon de manière qui sache convaincre les Japonais eux-mêmes ?

                  Le moment n’est-il pas venu, maintenant que nous possédons une masse de réflexions fournies par l’ethnologie exotique suffisante pour éviter les dérives communes à toutes les études folkloriques, et après avoir expérimenté sur nous-même l’ethnologie du proche et du contemporain, d’avouer l’inatteignable adéquation de l’ethnologie indigène aux faits qu’elle décrit ? Ne pourrions-nous pas enfin passer outre une rhétorique aux rouages parfois déroutants, et parier pour un réel et fructueux dialogue entre notre tradition et l’ethnologie non occidentale ? Cet échange, qui si souvent tourne court quand il est commis en colloque ou à l’occasion de publications communes trop rapidement assemblées, nécessite l’établissement de projets communs à long terme, de terrains élaborés ensemble, dès leur première définition. Les Japonais nous ont d’ailleurs devancé en la matière : on ne compte plus les missions qu’ils effectuent en collaboration avec des savants locaux en Chine, en Asie du sud-est, ou en Indonésie. Laissons de côté le doute – bien réel – concernant la pureté des intentions. La vieille garde occidentale aura-t-elle assez d’humilité pour entrer dans la danse ? Le moins que l’on puisse demander à un ethnologue, n’est-ce pas justement de se laisser bousculer dans ses logiques, que la contestation lui vienne d’un sage à pagne ou d’un introverti portant cravate ?

 

 

 

 


Notes



[1] Se reporter à l’annexe I de la bibliographie. Nous remercions la Maison Franco-Japonaise (Tôkyô), ainsi que son directeur, Pierre F. Souyri, de nous avoir accueilli et fait bénéficier de leurs compétences scientifiques durant la période 2000-2002. Notre gratitude va également à Laurence Caillet pour ses relectures si stimulantes.

[2] Sur ces derniers points, on pourra consulter le panorama des études folkloriques japonaises que dressait déjà René Sieffert en 1952.

[3] Jacqueline Pigeot (1983) présentait ainsi au public français les désormais fameux nihonjin-ron, « traités sur les japonais » qui, bien que parfois dus à des universitaires de bonne formation, allient simplisme théorique et patriotisme ardent dans leur démonstration de la spécificité de la culture japonaise.

[4] Contrairement à certains spécialistes occidentaux de l'ethnologie japonaise, nous tenons à cette distinction entre « études folkloriques » (minzokugaku, littéralement, en suivant les caractères chinois qui servent à transcrire le mot, « étude des us et coutumes populaires »), et « ethnologie » (minzokugaku également, mais écrit avec des caractères pouvant se traduire par « étude des ethnies »). Celle-ci existe d'un point de vue institutionnel comme d'un point de vue académique et théorique au Japon. Cf. Butel (2001 : 28-29), et l'introduction de notre texte à paraître « Les orientations contemporaines des études folkloriques japonaises ». Disons en deux mots qu'en opposition aux études folkloriques qui se sont développées, pour une large part, dans une certaine autarcie, l'ethnologie ou anthropologie culturelle et sociale (bunka/shakai jinruigaku) se nourrit des grands travaux occidentaux et des théories anthropologiques élaborées en Europe ou aux États-Unis.

[5] Ceci est vrai en particulier d’Iwanami, Kôdansha, Sanseidô ou Heibonsha, mais possède ses variantes dans chaque discipline. On pourra le vérifier en se reportant à la liste des dictionnaires relevant des études folkloriques en annexe I.

[6] Selon les statistiques les plus récentes que nous avons pu compiler (2000), il y aurait 2.639 bibliothèques publiques au Japon, soit un peu moins qu’en France (2.656). Celles-ci accueilleraient comparativement plus de lecteurs (35,8 millions contre 6,6 millions en France). La différence se fait au niveau du réseau des bibliothèques universitaires et scientifiques, beaucoup plus dense (1.640 établissements contre 102). L’importance des collections est sidérante : les bibliothèques universitaires japonaises recueillent dix fois plus d’ouvrages que leurs homologues françaises (267 millions contre 25), les bibliothèques publiques les relayant avec 287 millions de livres. Il y aurait 505 millions de livres empruntés par an dans ces dernières, contre 155 millions en France. Les chiffres des livres empruntés dans les bibliothèques universitaires japonaises ne nous sont pas connus, mais l’on peut penser qu’ils compenseraient l’impression – évidemment fausse – que les Français qui empruntent des livres lisent relativement plus que les Japonais. Il faudrait de plus comparer ces chiffres à ceux de l’industrie du livre (65.000 titres publiés au Japon en 1999, 790 millions d’exemplaires vendus) pour se faire une idée de la proximité des livres pour un Japonais. Sources : Asahi Shimbun, 2000 ; http://www.enssib.fr/autressites/csb/ ; http://fermi2.sup.adc.education.fr/asibu/. Nous remercions Dominique Filippi, conservateur des bibliothèques, pour ces références.

[7] Il n'est ainsi pas rare qu'un même article paraisse d'abord dans une revue de spécialistes, puis dans une compilation rassemblant plusieurs auteurs autour d'un sujet précis, enfin dans un livre groupant différents textes du même auteur, en attendant d'être classé dans un des volumes de ses œuvres complètes. Un scientifique n'hésite pas, d'autre part, à reprendre des passages entiers d'un ancien texte au sein d'un nouvel écrit commandé par une autre maison d'édition, pour une autre collection, ou par un autre média, revue ou journal plus populaires par exemple. Il y a profusion de livres au Japon, un auteur illustre peut facilement signer plus d'une centaine d'ouvrages dans sa carrière : les redites sont inévitables, et autorisées, sinon favorisées. Cette pratique, qui serait sans doute peu excusable dans notre culture de l'original, permet au lecteur d'avoir toujours une idée de ce qui se dit : il y a peut être moins de grands livres incontournables, mais le savoir est diffusé avec une plus grande chance d'atteindre un large public.

[8] Cet avis pourrait être nuancé. L’historienne du Japon moderne Nathalie Kouame se plaint par exemple (2001 : 24), fort justement, de ce que les documents ne sont que trop peu souvent accompagnés de commentaires autres que laconiques, « d’aucun secours pour connaître dans le détail chacun des documents ». Pour elle, les compilations de documents et autres ouvrages de références ne constituent qu’un « pis-aller » pour l’Occidental. Certes le choix des textes paraît parfois bien arbitraire et n’est quasiment jamais explicité, certes les transcriptions sont données – surtout dans les éditions régionales – sans qu’il soit possible de vérifier leur adéquation aux documents originaux ; effectivement, il nous est offert une abondante matière première dont il est difficile au premier abord de comprendre l’origine et la pertinence ; en effet la critique textuelle n’est peut-être pas aussi rigoureuse au Japon qu’ici. La remise en perspective d’un texte, de ses auteurs, de sa transmission, de ses objectifs, nous semble cependant en général possible, à condition d’effectuer un long travail d’insertion dans le domaine privé de l’académisme japonais, de ses réunions réservées et de ses longues nuits alcoolisées. Par convention sociale, respect pour les anciens et le labeur effectué, fidélité à la tradition académique, la critique publique est rare. Les études, construites selon un principe de citation – malheureusement – implicite et d’accumulation, s’empilent sur les travaux précédents plutôt que ne s’élèvent en réaction à eux. On a pu constater que cela ne signifie certainement pas absence d’esprit critique en privé.

[9] The Chrysanthemum and the Sword : Patterns of Japanese Culture de Ruth Benedict a été traduit dès 1948 par Hasegawa Matsuji, et abondamment commenté depuis ; l’ouvrage non moins classique de John F. Embree, A Japanese village, Suye mura (1946), en 1955 par Uemura Motokaku. La réelle valeur ethnographique de ce travail explique sans doute qu’il n’ait pas eu le retentissement du livre de Benedict. La recherche savante de Bernard Frank Kata-Imi et Kata-Tagae : Etude sur les interdits de direction à l’époque Heian (1958) est consultable en japonais depuis 1989 grâce à la traduction de Saitô Hironobu : les japonologues français pénètrent moins vite, on s’en doute, que leurs collègues de langue anglaise. Certaines collections se donnent en outre pour mission de faire connaître les travaux non japonais qui concernent le Japon. C’est le cas de la Série de Japonologie française chez Heibonsha (Furansu japonorojî sôsho) qui a publié successivement Jacques Pezeu-Massabuau (1996), Cécile Sakai (1997), Jacqueline Pigeot (1997), Francine Hérail (1997) et Bernard Franck (1998).

[10] Fujiwara shobô est d'ailleurs la maison d'édition de bon nombre d'historiens français (Jules Michelet, Fernand Braudel, Georges Duby, Michelle Perrot, Alain Corbin, Helène Carrère d’Encausse, Jean-Louis Flandrin, Emmanuel Todd, mais aussi Immanuel Wallerstein, Bourdieu et Passeron, Louis Althusser...). Son travail est sérieux et soigné.

[11] C’est un constat similaire qu’établissaient Carmen Bernand et Jean-Pierre Digard (1986 : 58) au sujet de ce Moyen-Orient qui partage avec l’Extrême de tenir « l’écrit en véritable vénération ». Et de conclure : « Le décalage de l’ethnologie par rapport à l’orientalisme fut d’autant plus grand que celui-ci, notamment en France, s’était montré plus brillant ». 

[12] La réflexion que nous proposons dans ce présent article a été élaborée dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue en 2004 au Centre d’Etudes Japonaises de l’Inalco, sous la direction de François Macé.

[13] On pourra se reporter à la bibliographie proposée en fin d’article pour vérifier qu’il ne s’agit pas là d’une caricature.

[14] Respectivement Yanagita Kunio et Orikuchi Shinobu (cf. bibliographie en fin d’article). Sur le rôle central de Yanagita dans la création, l’organisation, la définition des études folkloriques à partir des années 1910, et le problème que cela implique toujours aujourd’hui, Koschmann, 1985 ; sur l’influence des travaux de Frazer sur les thèses de Yanagita, ainsi qu’une présentation très pertinente de ces dernières, Caillet, 1999. Pour une confrontation avec l’altérité de sa rhétorique, la traduction en français de l’un de ses textes, Yanagita, 1982. Orikuchi, dont l’œuvre est plus contrastée, a moins été étudié par les occidentaux. On pourra toutefois se référer à Berthon (1994) et Shiina Ryôsuke (1994). Les ouvrages japonais, eux, ne manquent pas. Les folkloristes les plus importants font l’objet de fiches très instructives in Segawa Kiyoko et Uematsu Akashi (1994) par exemple.

[15] Yanabu Akira, 2001 : 89  pour la citation suivante. « Mot de traduction » (hon’yaku-go) désigne un mot créé afin de rendre au plus près un concept occidental. On sait que cela représente une partie très importante du vocabulaire japonais contemporain.

[16] Gustave Welter, 1955 : 121.

[17] L’atteste récemment encore le livre destiné au grand public du jésuite Javier Garralda, 1995.

[18] Préface au livre Enishi (Liens), de Shima Kazuharu, 1992 : 1. Bien que son nom ne fasse pas partie de la liste des écrivains les plus célèbres de son pays, Shima Kazuharu, né à Kumamoto en 1930, est l’auteur de plusieurs livres. Il a reçu le prix de littérature paysanne (Nômin bungaku shô) en 1960.

[19] Sur le en (sanskrit : pratyaya), concept qui concentre tous les raffinements de la théologie bouddhique, et bien des gloses populaires plus ou moins déviantes, on pourra se reporter à Kyburz, 1991 : 97-108.

[20] Est «passif » le vocabulaire que le locuteur ne peut mobiliser de lui-même lors d’un acte d’élocution, bien qu’il le comprenne. Nous disons que ce savoir est passif car si la question « Connaissez-vous des lieux de liens, des divinités lieuses ? » ne suscite bien souvent que des réponses évasives, l’évocation de lieux de liens précis rencontre une reconnaissance amusée ( « ah, oui !... », « En effet, on le dit... », « ouh, mais vous êtes rudement au courant vous !... ») et provoque même des commentaires plus nuancés (« on dit que c’est une divinité lieuse, mais en réalité il semble que... »). L’interviewé est bien en terrain connu.

[21] Il s’agit en réalité du Jishu jinja, que le Kiyomizu-dera héberge. Ce dernier, qui domine Kyôto du haut de son estrade de bois, est classé patrimoine universel de l’humanité. C’est l’un des temples les plus visités du Japon.

[22] Ôya Sôichi bunko, du nom du journaliste et essayiste Ôya Sôichi qui constitua cet énorme fond, est situé dans l’arrondissement de Setagaya, à Tôkyô.

[23] Voir à ce sujet l’introduction de Bernard Frank (1968) aux Histoires qui sont maintenant du passé.

[24] Sur ce thème, on pourra se reporter à divers travaux de Miyata Noboru (1989 par exemple), dont notre traduction en français (Miyata, 2000) voulait donner un avant-goût.

[25] Nathalie Kouame (2001 : 32-35) rappelle ainsi comment le Guide du pèlerinage de Shikoku (Shikoku henro michi shirube, 1687) rédigé par l’ascète Shinnen, a pu promouvoir le pèlerinage aux quatre-vingt-huit lieux saints de Shikoku, comment il a pu créer une sorte de norme des pratiques pèlerines. Ne possédant aucune autorité religieuse, les guides dont nous parlons ne modèlent pas une pratique, ils la reflètent. Les francophones peuvent accéder à un exemple de carnets de voyage tenus par les religieux grâce à la traduction commentée de Rotermund, 1983.

[26] L’étude des aspects ludiques de la culture, en particulier de celle d’Edo, est actuellement à la mode ; voir par exemple en anglais Nishiyama Matsunosuke, 1997. C’est, pour le monde religieux de l’époque d’Edo, certainement bien plus l’aspect ludique qui domine que la dimension mystique ou spirituelle. Le pèlerinage à Shikoku lui-même, ordinairement considéré comme l’archétype d’une ascèse longue, difficile et nécessairement silencieuse afin de pouvoir se laisser habiter par la présence du grand saint qui l’inspire, possédait également semble-t-il un caractère de divertissement ; Kouame, 2001 : 39.

[27] La lecture Jûhôki est également attestée.

[28] Pour une présentation plus détaillée, voir l’introduction de Ôshima Tatehiko à la réédition de l’ouvrage de Manjutei, 1987, quatre pages non-numérotées.

[29] Voir à propos de cet ouvrage l’étude de Nobori Masao (1994), travail repris in Reader et Tanabe, 1998 : 235-239. Hamamatsu Kakoku (ou Utaguni, 1776-1827) est resté célèbre pour ses ouvrages relatant mœurs et anecdotes d’Ôsaka.

[30] Miyamoto Kesao, 1980 : 88-89 par exemple.

[31] Nobori, 1994 : 109. « Petite divinité » (chiisana kami) est un terme consacré pour désigner les divinités qui échappent à toute institutionnalisation ; cf. Miyata Noboru, 1989.

[32] Essai « au fil du pinceau » s’étendant sur 100 volumes, celles-ci rapportent anecdotes concernant les seigneurs du fief et leurs vassaux ainsi que petites histoires illustrant les mœurs à la ville. Son auteur (1760-1841) était seigneur des fiefs de Hizen et Hirado, lieu dans la baie de Nagasaki où étaient cantonnés les Occidentaux durant l’époque d’Edo. Il en commença la rédaction la nuit dite de Kasshi selon l’horoscope en vigueur, d’où le titre.

[33] Il est possible ici de vérifier l’indépendance des guides et magazines par rapport aux institutions religieuses. Mais certains desservants sont moins bégueules, cherchent et savent tirer profit de la culture de masse et de ses produits. C’est le cas des trois sanctuaires les plus cités dans les guides : Izumo Taisha (département de Shimane), Jishu Jinja et Yasui Konpira-gû (Kyôto).

[34] Le dictionnaire édité récemment par le Centre de recherche sur la culture japonaise de l’Institut des études nationales (Kokugakuin daigaku Nihon bunka kenkyûjo, 1999) recense près de cinq cents sanctuaires dans le Japon entier et constitue une source de renseignements précieuse. Il a cependant le désavantage de ne présenter que la partie officielle, reconnue, des cultes ayant lieu dans les sanctuaires, d’insister sur l’aspect construit, « nationalisé », du Shintô, au détriment des pratiques réelles, parfois puissantes, souvent anciennes, mais considérées comme relevant de la superstition (meishin). Sur la constitution d’un shintô national et l’extirpation de croyances plus spontanées, François Macé, 2002.

[35] Kanazawa est la trente-troisième ville du Japon en terme de population, avec 438.000 habitants (chiffre de 2000) ; Asahi shimbun, 2000.

[36] L’ethnologie urbaine japonaise doit beaucoup aux études menées à Kanazawa par la Société d’étude du folklore de la ville de Kanazawa (Kanazawa minzoku o saguru kai) animée par Kobayashi Tadao et active surtout dans les années 1980. On notera encore, et ceci dit assez l’importance de l’influence des recherches japonaises sur la japonologie française, que Kanazawa est, à notre connaissance, la seule ville avec Tôkyô et Kyôto à posséder son spécialiste français, en la personne de l’historien Guillaume Carré.

[37] L’étude effectuée en 1973 par Kuraishi Tadahiko sur un immeuble de la petite ville de Ueda, dans le département de Nagano, lança une mode qui nourrit les études folkloriques urbaines naissantes. Elle est un bon exemple de l’extrême étroitesse du champ d’étude choisi par une bonne analyse. L’insistance sur une définition aussi minimale du terrain peut pourtant surprendre quand on découvre avec quelle aisance les chercheurs japonais utilisent des analyses restreintes pour professer des généralisations qui touchent à la culture japonaise dans son immuabilité temporelle et spatiale. Il est vrai que ce refus du cadre national peut sembler récent. L’Agence de la culture (bunka-chô) du ministère de l’Éducation nationale ne lançait-elle pas, dans ce même début des années 70, un grand mouvement d’enquête afin d’établir des cartes de répartition nationale des rites, mots et coutumes ? Cette ambitieuse entreprise était en réalité directement inspirée par le programme fixé par Yanagita Kunio aux études folkloriques. Il s’agissait dans un premier temps de recenser en chaque région du Japon les moeurs, coutumes, dialectes. La comparaison de toutes les formes d’un même fait était censée permettre, par la suite, de gommer les particularités extravagantes, ou mieux, de les réintégrer au sein d’un schéma évolutionniste. Une attention toute particulière devait être portée aux extrémités du territoire national, celles-ci, du fait de leur éloignement des grands centres de diffusion culturelle, conservant les pratiques les plus primitives, les plus proches du Japon archaïque. L’objectif final étant d’atteindre les pratiques originelles, celles qui révèlent ce qu’est l’essence même du Japon, dans l’espoir de, comme le définit très bien Laurence Caillet (1999 : 190), « réaliser une description substantialiste de l’identité japonaise ». On ne s’étonnera pas d’apprendre que ces cartes de répartition ont sombré dans un oubli quasi-immédiat. La collecte des données était de toute manière trop hétérogène pour autoriser la comparaison, l’échelle choisie trop grande pour que soit consignées les diversités locales, les éléments retenus pour l’enquête trop décontextualisés pour qu’on puisse s’en servir, ne serait-ce que comme indicateurs, par la suite.

[38] Bernard Frank écrivait (1968 : 11) : « Dans notre langage quotidien, « intérêt anecdotique » n’est-il pas à peu de choses près synonyme de « manque d’intérêt » ? Il est pourtant des civilisations qui, reconnaissant à l’anecdote une valeur exemplaire, ont fait d’elle un important usage didactique et lui ont donné dans leur tradition une place non négligeable. La civilisation japonaise est de celles-là ».

[39] On pourra se reporter en français aux traductions et présentations de Pierre Souyri , dont Amino, 1995.

[40] Hokkaidô et Okinawa doivent être traités à part. C’est, et plus particulièrement pour Okinawa, une nécessité qui découle des sources (on trouve finalement peu de renseignements sur les Ryûkyû dans nos ouvrages), mais aussi une décision de notre part. Cette dernière est motivée par une évidence ethnologique et historique : Okinawa est réellement un cas à part, aussi réelles que soient les ressemblances culturelles traquées par les folkloristes de la première génération. C’est aussi une délimitation induite par ce qui est encore communément pensé aujourd’hui au Japon, malgré le sommet du G7 de 1999 et les efforts du gouvernement japonais pour assimiler les îles du sud. « Okinawa n’est pas le Japon ». Sur le travail d’intégration des îles du sud à l’archipel japonais, et la fluctuation des frontières japonaises, Oguma Eiji, 1998.

[41] Le nombre, somme toute faible, d’apparition de lieux de liens dans les médias consultés peut surprendre. Est-il vraiment raisonnable de se pencher sur une question qui mobilise si peu les attentions ? Il faut rappeler ici la touffeur et la diversité des informations traitées par les médias auxquels nous avons eu recours. Ceux-ci offrent des pistes, c’est ensuite à l’enquête de terrain de vérifier la réelle place de ces manifestations socio-religieuses dans la culture populaire.

[42] Originellement médium féminin chargée en particulier d’offrir des danses à la divinité, la miko est aujourd’hui la petite main des grands sanctuaires urbains. La plupart des jeunes filles qui portent la jupe rouge et les longs cheveux caractéristiques – souvent postiches – sont des étudiantes payées à l’heure. Certaines vivent pourtant leur fonction comme une véritable vocation.

[43] Toute bonne enquête de terrain commence par la visite à la Commission d’éducation (kyôiku i.inkai), logée dans un bâtiment de la mairie. On y trouve, à côté des administrateurs des activités pédagogiques et des évènements culturels, un employé, parfois très diplômé, chargé de la collecte des matériaux ethnographiques. Lui rendre une visite de courtoisie peut permettre de trouver un informateur efficace, et de récupérer brochures et imprimés introuvables ailleurs.

[44] Il y aurait aujourd’hui au Japon 528 musées s’intéressant au folklore local (kyôdo hakubutsukan) et 1613 musées mettant en scène l’histoire locale (chiffres de 1999). Ce nombre est toujours en constante augmentation quoique de manière un peu ralentie depuis l’éclatement de la bulle financière ; Asahi Shimbun, 2000. À propos de l’histoire des musées au Japon, on se reportera à l’article très documenté de Christophe Marquet, 2002.

[45] Nous ne nions pas qu’il existe des secrets, que les desservants du Shintô aiment à ne rien dévoiler des rites et des pratiques. L’accumulation d’enquêtes nous a un peu éveillé à discerner le dissimulé. Pour autant, le secret ne se situe pas dans le plan d’une tradition mystique, comme l’imaginent parfois quelques délirants introducteurs contemporains au B.A. BA du Shintô, mais relèverait plutôt d’un discours de type politique, qui cherche à donner des rites et des pratiquants une vision cohérente, unifiée, alors que ceux-ci sont de toute évidence diversité et paradoxe.

[46] On peut avoir une idée de ce que donne l’utilisation de sources japonaises sans beaucoup de sens critique dans un certain nombre de travaux concernant la religion. Un bel exemple de fourvoiement est ainsi offert par les ouvrages de Jean Herbert sur la « religion primitive » du Japon. Ayant eu la chance d’accéder à des sommités de l’organisation étatique qui gère le shintô, de visiter de très nombreux sanctuaires, d’organiser des rencontres entre spécialistes du religieux, le savant Suisse avait bien des cartes qu’on lui envierait aujourd’hui pour offrir un compte-rendu synthétique du shintô. Victime de sa compréhension romantique du religieux (pour lui philosophie et mystique avant d’être pratique), piégé par une vulgate locale réfléchie – de bonne foi peut-être – pour être servie aux étrangers, ne connaissant que ce qu’on a bien voulu lui montrer, et uniquement – semble-t-il – à travers une langue tierce, l’anglais, il a réussi le tour de force de retracer un portrait complètement biaisé, sans être réellement faux dans ses informations. On lui préférera le gros volume du père des Missions Étrangères de Paris Jean Marie Martin (1927). L’association de Jean-Pierre Berthon, fin connaisseur des phénomènes religieux contemporains, et de Toki Masanori, savant chercheur japonais, propose un meilleur exemple de ce que l’on est en droit d’attendre d’un japonologue. Au recadrage intelligent – quoique succinct – du premier, répond de manière stimulante la précision de l’exposé du second (Berthon et Toki, 1996).

[47] « Le champ de l’anthropologie », Leçon inaugurale au Collège de France, 5 janvier 1960, in Lévi-Strauss, 1997 : 11-44, ici p. 15.

[48] Ibid., p. 38.

[49] Yanagita parle, dans le contexte historique du premier tiers du XXème s., d’une ethnologie faite par les nationaux, d’une ethnologie propre à une nation, ikkoku minzokugaku. On perçoit bien sûr tous les dangers d’une telle approche. La seconde guerre mondiale a montré que ceux-ci sont constitutifs à cette proposition. Est-ce bien honnête toutefois, ceci une fois reconnu, de faire comme si la proposition était totalement aberrante ?